C’est quoi la post-réalité ?

La Première – Les Clés#medias (émission présentée par Marie Vancutsem)

Publié le 05/12/25

https://auvio.rtbf.be/media/les-cles-les-cles-3412221

Transcrit par TurboScribe.ai.

MV : Bonjour et bienvenue dans les clés médias. Des immigrés qui mangeraient des chats et des chiens dans l’Ohio, un homme politique armé d’une tronçonneuse dans l’espace public ou encore une crèche sur la grande place comme preuve de l’islamisation rampante de la capitale belge. Et si tous ces éléments étaient les symptômes d’un même phénomène, la corruption du réel, la post-réalité, ce qui arrive après la post-vérité ? Ce n’est même plus qu’on manipule l’information, c’est qu’on tord le réel lui-même pour qu’il soit conforme à nos idéologies… C’est ce que postule le sociologue français Gérald Bronner dans son dernier livre. Comment expliquer qu’on en soit arrivés là ? Quels impacts sur la démocratie, sur l’information, sur nos esprits ? Gérald Bronner est notre invité dans ce nouvel épisode des clés médias. Et comment mieux s’immerger dans notre sujet qu’en convoquant une fiction ?

Don’t Look Up, Denis Kosmic, est un film de Adam McKay sorti en 2021. Deux astronomes détectent l’arrivée imminente d’une comète qui va détruire la Terre. Ils tentent de prévenir la présidente des Etats-Unis…

Acteur 1: « Vous la voyez, vous aussi ? Elle est là ! Elle est là, c’est la comète, regardez ! Elle est juste ici ! »

Acteur 2: « Madame la présidente, cette comète est ce qu’on appelle une tueuse de planètes. Il n’y a pas de temps à perdre, on doit agir tout de suite. »

La Présidente : « D’accord, d’accord, d’accord, d’accord, d’accord. Les élections demi-mandat, c’est quand ? »

Acteur 2: « Dans trois semaines. »

La Présidente « Trois semaines ? Ce timing, il faut le reconnaître, ça tombe très mal. Bien, pour l’instant, je propose qu’on patiente et qu’on avise. »

MV : Mais la réalité se percute sur le mur des idéologies. La présidente refuse le réel, point à la ligne. Jusqu’au jour où la comète devient visible. Et là, deux camps se créent. Les look-up menés par les astronomes, le camp de ceux qui regardent la comète arriver, et les don’t look-up.

La Présidente : « Et vous savez pourquoi ils veulent que vous regardiez le ciel ? Vous savez pourquoi ? Parce qu’ils veulent que vous ayez peur, qu’ils aimeraient que vous regardiez le ciel pour pouvoir continuer à vous regarder de haut. Ils croient qu’ils sont mieux que vous. »

MV : Ce film, fable du déni autour de l’urgence climatique, est aussi une belle illustration de cette manière qu’ont certains de tordre le réel pour qu’il corresponde à leur désir, avec des conséquences désastreuses. Mais est-ce seulement de la fiction ? Après Los Angeles, en juin 2025, c’est la deuxième fois depuis sa réélection que le président Trump ordonne le déploiement de la garde nationale. Une opération destinée à illustrer sa volonté de faire baisser la criminalité dans la ville, un argument manœuvrier puisque le nombre d’homicides à Washington est globalement en baisse depuis 35 ans. Mais qu’importe la réalité des chiffres, l’objectif de Donald Trump est ici de conquérir une capitale dans laquelle les démocrates sont largement majoritaires.

Des soldats de la garde nationale dans les rues, des blindés, le président américain crée son réel, celui Washington est quasiment en état de guerre. Donald Trump ne s’arrête pas là, son administration a purgé les données scientifiques et archives de l’état de tout ce qui touche aux minorités, à la lutte contre le réchauffement climatique ou encore à certains domaines de la santé, mettant à mal le travail de milliers de scientifiques américains. Cela va tuer une génération de scientifiques américains. Cette censure effective est terrible pour la science et pour l’avenir des jeunes chercheurs américains. Il ne s’agit donc plus de juste mentir, il s’agit une fois encore de corrompre le réel. Une tendance qui ne se limite pas aux Etats-Unis mais qui infuse partout dans le monde et qui tend à fragmenter le socle commun de notre société. Car si nous ne sommes plus d’accord sur ce qui est réel, sur quoi peut-on encore s’entendre ?

Bonjour Gérald Brunner, vous êtes sociologue et vous vous intéressez depuis longtemps aux mutations de nos démocraties et dans votre dernier livre à l’assaut du réel vous explorez en profondeur la façon dont les humains ont toujours voulu arranger le réel à leur façon, le plier à leur imaginaire jusqu’à le corrompre ou le nier avec les conséquences, pas tout trop ce que l’on pressent et qu’on va détailler dans cette émission. Mais avant cela peut-être un concept central qui va un peu venir en fil rouge, celui de post-vérité. Si vous deviez définir la post-vérité en quelques lignes comme une petite mise en bouche à cette émission qu’est-ce que vous diriez ?

GB : La post-vérité c’est le mot qui a été élu mot de l’année en 2016 par le dictionnaire d’Oxford. C’est-à-dire c’est cette façon que nous avons de nous arranger avec le marché de l’information, une profusion d’informations et plus il y a d’informations disponibles plus il est facile d’aller en chercher une qui va dans le sens de vos croyances préalables. Donc en quelque sorte la profusion de l’information qu’ont permis les mondes numériques elles ont largement savonné la pente du biais de confirmation, c’est-à-dire cette tendance d’aller chercher une information qui nous complaît, qui va dans le sens de nos croyances. C’est ça en fait la post-vérité. Cependant nous sommes maintenant à une étape supérieure que j’appelle la post-réalité et qui est très inquiétante.

MV : On va y revenir bien entendu. Alors simplement pour regarder un petit peu en arrière, cette envie de plier le réel à nos désirs elle remonte à la nuit des temps, c’est ce que vous nous dites, quand on est un humain tout nu dans la nature sauvage évidemment qu’on va essayer de transformer le réel.

GB : Oui c’est bien naturel en fait et donc dans mon livre je ne condamne pas à l’expression du désir parce que l’expression du désir, cette pensée désirante même qui veut plier le réel, elle est intimement liée à l’histoire de notre développement. En fait oui nous sommes des singes nus comme dirait Desmond Morris. Nous n’avons pas de crocs, nous n’avons pas de dents, nous n’avons pas d’ailes, nous nageons mais mal, nous grimpons aux arbres mais pas très vite, etc. Et donc l’expression de nos désirs ça a été aussi tailler du silex par exemple pour en faire une arme, ça a été coordonner nos actions pour pouvoir attaquer des animaux plus gros que nous, plus forts que nous. Bref, cette pensée désirante elle est intimement liée à ce qu’on pourrait appeler le progrès de l’espèce humaine. Seulement il arrive des moments historiques et je crois que nous sommes dans un de ces moments où cette pensée désirante elle est dérégulée en quelque sorte et elle nous conduit à ne plus entendre les avertissements du réel. Et voilà nous y sommes.

MV : Et ça évidemment c’est accentué avec l’avènement du numérique, ça a pris une toute autre ampleur. On a devant soi un échantillon démesuré des possibles que notre cerveau ne parvient plus à traiter ou pas bien en tout cas.

GB : En tout cas il le traite de façon préférentielle, c’est à dire qu’il va aller s’abriter dans des espaces qui correspondent donc à ses croyances, à ses représentations encore une fois. Cette profusion d’informations c’est aussi une profusion d’interprétations de la réalité. Et donc à présent dans une démocratie on peut considérer que c’est normal de ne pas être d’accord sur l’interprétation des faits. Mais qu’en est-il quand on n’est plus d’accord sur les faits eux-mêmes ? Ce qui est en train de nous arriver c’est une fracture de notre socle commun. C’est à dire d’un espace à partir duquel on avait le droit et même le devoir de se disputer parce que c’est ça l’essence de la démocratie.

Mais ce que j’avais appelé dans un livre précédent : « La démocratie des crédules » ; c’est précisément le début de la fracturation de notre espace commun. Prenons un exemple très concret. Si la moitié de mes concitoyens croient au réchauffement climatique et l’autre moitié ne croient pas au réchauffement climatique, il n’est pas possible d’avoir une politique publique rationnelle sur ces questions.

De la même façon sur un virus, une pandémie, si certains croient à l’existence du virus et d’autres non, les politiques de confinement, les politiques de vaccination, les politiques de prévention s’abîment en réalité dans cette fracture de notre espace commun. C’est pourquoi la post-réalité qui est vraiment cette situation où nous n’entendons plus les avertissements du réel et nous laissons notre désir dérégulé, elle est extrêmement dangereuse. Sinon ça ne me dérange pas que les gens cherchent à plier le réel à leur désir. Je le fais moi-même sans doute, sans m’en rendre compte.

MV : Ce que vous constatez aujourd’hui en fait c’est que la démocratie elle est vraiment en danger. Vous parlez aussi de « mélancolie démocratique ». Pourquoi ?

GB : Alors ça c’est le grand Alexis de Tocqueville qui de façon visionnaire a vu très vite dans les débuts de la démocratie américaine que les gens étaient en quelque sorte un peu insatisfaits. Et cette insatisfaction, je résume bien sûr, cette insatisfaction elle est due au fait que les démocraties elles promettent beaucoup. C’est pourquoi nous les aimons. Je suis profondément démocrate. Les démocraties promettent beaucoup mais elles ne tiennent pas toujours leurs promesses. Et plus vous espérez, c’est une forme de dérégulation du désir, plus vous espérez au-delà du possible, plus va se produire des situations de frustration. Et dans cet espace de frustration se logent tous les monstres en réalité que la démocratie peut enfanter. Quelqu’un comme Émile Durkheim dans son célèbre livre Le Suicide, grand sociologue, avait déjà vu que cette frustration elle pouvait par exemple engendrer des courants suicidogènes. Et c’est sans doute pas une coïncidence si la plupart de mes collègues psychiatres m’apprennent, nous apprennent, que nous sommes confrontés à des épidémies aujourd’hui de dépression partout dans le monde. Et qu’est-ce que c’est que la dépression si ce n’est le reflux du désir en fait ? C’est un désir contrarié qui reflue. Il parle d’anédonie ce qui veut dire absence du désir. C’est pas la tristesse la dépression, c’est avant tout l’anédonie, ne plus avoir envie d’eux. C’est une des stratégies mentales que notre cerveau peut produire lorsque qu’il a désiré au-delà du possible et que son désir reflue. Vous savez il y a plein d’assaillants qui ne se contentent pas de ça. Ils ne se contentent pas de refluer leur désir, ils veulent plier le monde à ses désirs.

MV : Oui et alors d’ailleurs c’est ce que vous dites, il y a un paradoxe douloureux d’un côté on désire comme jamais changer le réel et puis de l’autre on ne s’est jamais senti aussi dépossédé de notre capacité à faire bouger les choses. Ça, ça a aussi un lien avec la mondialisation et le fait qu’on a du mal à avoir encore une prise sur ce qui nous entoure.

GB : Oui, une des grandes variables qui expliquent la situation, c’est ce que vous dites très bien, c’est le sentiment de dépossession. Dépossession au niveau géopolitique par exemple, on a l’impression que la décision politique se prend toujours plus loin donc la distance ressentie en tout cas comme la température, la distance ressentie avec la politique est dans de très nombreux pays. La méfiance vis-à-vis du politique s’explique en partie par ce sentiment de dépossession mais il vient aussi d’un sentiment de dépossession technologique.

Notre environnement technologique est de plus en plus performant mais nous y comprenons de moins en moins et il y a encore quelques dizaines d’années, je ne suis pas du tout nostalgique, mais il se trouve que nous étions capables de changer une ampoule, de réparer éventuellement le moteur de notre voiture si on était un petit mécanicien ou de notre frigo. Aujourd’hui nous ne pouvons pas intervenir sur notre smartphone, sur notre ordinateur, si jamais il y a un problème il faut en changer.

MV : Et donc ça aussi c’est un des ingrédients de cette frustration collective dont vous parlez et qui compliquent même de bonnes sociales.

GB : En fait le monde contemporain nous paraît moins intelligible. Regardez le surgissement des IA par exemple, nous ne savons pas exactement comment elles fonctionnent. Même ceux qui les ont conçus sont étonnés des résultats parfois que les grands modèles de langage produisent. Donc ce sentiment de dépossession, il implique immédiatement dans notre esprit la volonté de se réapproprier. Sauf que voilà, pour se réapproprier notre environnement souvent nous sommes tentés par des récits qui nous prennent pour des dupes, qui vont nous donner l’impression que nous nous réapproprions le monde de façon intelligible, comme les théories du complot. Elles ont cette grande vertu de nous faire croire que le monde est plus intelligible qu’il l’est, avec des méchants, des gentils…

MV : Vous parlez d’effet Eureka, tout à coup on se retrouve avec une explication très simple de choses très compliquées, c’est ça ?

GB : Un effet de dévoilement que l’on peut ressentir parfois, y compris quand on fait des mathématiques, quand on trouve la bonne solution, on sait que c’est la bonne solution. Les théories du complot elles jouent de cet effet de dévoilement et les populismes politiques en général jouent de cet effet de dévoilement puisqu’ils nous font des propositions qui vont dans le sens de nos attentes les plus spontanées sur le monde.

MV : Alors ça nous amène bien entendu à la désinformation qui augmente entre théories complotistes dont on en a parlé, climato-scepticisme, anti-vax etc. Vous dites le vrai problème de tout cela c’est pas tant l’indifférence à la vérité, parce que même les complotistes en fait sont très attachés à ce concept. Il y a des gens, des philosophes notamment, qui ont étudié la post-vérité et qui nous disent c’est l’indifférence à la vérité. Vous, vous dites : non non, c’est pas l’indifférence à la vérité.

GB : Pas du tout, j’ai jamais cru que la post-vérité c’était l’indifférence à la vérité, j’ai jamais rencontré quelqu’un qui était indifférent à la vérité. D’ailleurs les complotistes se nomment eux-mêmes des chercheurs de vérité, c’est-à-dire qu’ils croient qu’il y a une vérité mais en deçà des mensonges collectifs. Donc ils croient évidemment à la vérité, personne n’est indifférent à la vérité.

MV : Et la désinformation elle circule beaucoup plus vite que l’info, ça s’est étudié depuis un moment maintenant. Dans votre livre vous expliquez quelques stratégies des diffuseurs de fausses nouvelles, notamment la question du vide de données.

GB : Effectivement quand un événement survient par exemple et qu’on n’a pas encore de narration pour rendre compte de cet événement, les complotistes eux ils ont toujours une narration, ils ont un coup d’avance. Par exemple je ne sais pas une tuerie dans un lycée aux Etats-Unis, ça arrive souvent, les mass murderers, eh bien tout à coup on ne sait pas ce qui s’est produit. Mais comme ces complotistes en l’occurrence sont souvent d’extrême droite aux Etats-Unis et donc sont pro-armes, ils craignent que ce genre d’événements vont produire de nouveau une polémique sur la possession des armes. Et donc ils imaginent que tout cela c’est du théâtre, qu’en fait personne n’est mort, que ce sont des acteurs et donc une théorie du complot comme ça se développe. Donc à chaque tuerie, c’est ce qu’on appelle donc les data voids, il y a un vide de données pendant quelques heures et ils remplissent…

MV : Oui c’est ça, le temps que l’information, que les journalistes aillent sur place, etc. Et en fait c’est ça, donc derrière, en embuscade en quelque sorte, on a ces diffuseurs de théories complotistes qui sont déjà sur les dents.

GB : Ils ont forcément un coup d’avance parce qu’ils savent déjà, en fait, ils ont déjà une interprétation des faits et c’est très important, parce qu’évidemment tout le monde ne va pas croire à ces théories du complot, mais on sait que le cerveau humain va attacher une importance particulière à la première information qu’il va rencontrer sur un sujet, ce qu’on appelle le biais de primauté. Ça ne fait pas de vous forcément incrédule, mais ça va vous marquer quand bien même cette information, elle a été ensuite montrée fausse, ça va laisser des traces. Un peu comme la première impression qu’on aurait sur une personne qu’on rencontre pour la première fois. Voilà, on se souvient plus facilement de son premier baiser que de son dix-septième baiser, même s’il est particulièrement marquant. Donc c’est ça l’effet de primauté. Et le problème, c’est que ça va être particulièrement important sur les individus qui sont indécis, qui ne savent pas, par exemple sur l’anti-vaccination, sur le climato-scepticisme, il y a des arguments extrêmement techniques.

On n’est pas obligé d’être compétent sur toutes ces questions. Donc soit vous faites confiance à la communauté des chercheurs, j’essaye plutôt de faire cela, ça me paraît des croyances rationnelles, je n’ai pas les compétences techniques mais je délègue ma croyance parce que je pense que cette communauté fait un travail de sélection des idées qui est remarquable, ou alors je me laisse impressionner par les arguments les plus populaires, parce que les algorithmes vont mettre en avant ce type d’arguments, ou les premiers que je vais trouver dans mon espace de fréquentation. Et comme ce sont des arguments qui peuvent être très convaincants même s’ils sont faux, le vrai semblable finit par l’emporter sur le vrai et voilà que notre espace commun se fracture un peu plus.

MV : Il y a aussi la stratégie des mots rares, comme je le lis parce qu’il n’est pas forcément commun, adrénochrome, qui sert de porte d’entrée vers les contenus conspirationnistes, ça aussi c’est une forme de stratégie. C’est quoi l’adrénochrome ?

GB : C’est une substance qui est censée pouvoir vous faire rajeunir et qui est tirée du sang de bébés. On n’y va pas avec le doigt de la cuillère, donc les riches prendraient des bébés évidemment. C’est lié à QAnon et tout ça aux Etats-Unis. QAnon, mais en réalité ce sont des mythes, c’est le mythe de l’ogre en réalité, qui traverse tout l’imaginaire humain et qui est remis au goût du jour avec les théories complotistes. Et donc comme c’est un mot très rare, évidemment si vous cherchez sur Google ce mot-là, vous allez tomber sur ce qu’on appelle des terriers de lapins conspirationnistes. Alors ce n’est plus tout à fait vrai, parce qu’en France en tout cas le mot a fait polémique, parce que dans une émission de grande audience il a été prononcé, de sorte que les journalistes, ils ont bien fait leur travail, se sont mis en devoir d’expliquer ce que c’était et maintenant vous tombez plutôt sur des journalistes qui débunkent, c’est-à-dire qui démystifient cette information.

MV : Au regard de tout ça, on peut se dire qu’on est plutôt mal barré avec l’intelligence artificielle qui arrive dans le jeu. Qu’est-ce que ça va provoquer, cette intelligence artificielle, une accélération, une augmentation de la masse de fausses informations ? C’est déjà le cas aujourd’hui.

GB : Alors de toute façon une augmentation déjà de l’information, ce qui est déjà un problème en soi, puisque cette augmentation de l’information, encore une fois, elle donne beaucoup plus d’opportunités d’aller chercher des informations qui vont dans le sens de ce que je crois. Depuis 2016, il y a plus d’informations produites par des agents artificiels que des agents naturels, donc ça ne date pas d’aujourd’hui, c’était il y a presque 10 ans déjà que c’était le cas, avec les modèles de langage et puis ceux qui maintenant produisent des images et des vidéos, vous avez vu avec Sora 2, on ne l’a pas encore en Europe, mais ça va arriver, d’une semaine à l’autre, nous aurons Sora 2, et ce sont des vidéos qui sont presque indiscernables de vidéos réelles. Alors qu’est-ce que ça va produire ? Comme nous n’arriverons plus à discerner le vrai du fictionnel de l’artificiel, ce qui va arriver, c’est ce que je propose d’appeler le scepticisme opportuniste dans mon livre à l’assaut du réel, c’est-à-dire la liberté de ne pas croire en fonction de ce qui m’arrange.

Là, je n’ai pas envie que ça soit vrai, et donc je vais me dire, non, ça c’est peut-être une vidéo créée par intelligence artificielle, et le drame, c’est que les hommes et les femmes politiques en jouent déjà, c’est-à-dire qu’un peu partout sur la planète, il y a des campagnes qui se font notamment par Viktor Orban en ce moment en Hongrie pour les élections d’avril législative 2026, et bien il y a des vidéos de ses concurrents qui lui font dire à peu près n’importe quoi, alors il ne dit pas que c’est des vidéos vraies, mais il laisse le doute, et puis comme ça, ses partisans peuvent le croire. Mais prenez en France par exemple, lorsque Brigitte Macron a semblé gifler Emmanuel Macron.

MV : Oui, elle a sorti de cet avion là, on se souvient.

GB : Le premier réflexe de l’Elysée a été de dire que c’était une image qui avait été créée par intelligence artificielle, c’est ce qu’on appelle le dividende du menteur. Donc, ça ne marche pas encore très bien, mais vu la performance de ces outils dans quelques semaines, quelques mois, quelques années à coup sûr, ça deviendra indiscernable, et donc nous aurons tout loisir de nous inventer la réalité qui nous convient, et ça, c’est pas du tout une bonne nouvelle.

MV : Vous dites d’ailleurs qu’en temps de crise, par exemple pour une personne qui se fait accuser d’agression sexuelle, une personne publique, la meilleure solution aujourd’hui, on l’a remarqué en étudiant un peu comment ça se passait sur les réseaux sociaux après, la meilleure façon de s’en sortir, c’est de nier.

GB : Il faut nier, c’est le dividende du menteur, donc effectivement, pour les hommes politiques c’est la même chose, ça a été étudié, c’est-à-dire qu’en réalité, bien sûr, il y a des gens qui ne vont pas croire votre mensonge, mais vos partisans vont avoir tendance à vous croire, il y a une partie des indécis qui peuvent basculer s’ils ont l’impression que vous êtes sincère. Et malheureusement, dans le langage politique, des études ont montré que la sincérité, les termes de la sincérité, ce n’est pas forcément de la vraie sincérité, les termes de la sincérité, je crois que, je suis sûr que, s’opposent aux termes qui désignent la factualité. Donc il y a un combat entre la factualité dans le discours et la sincérité, et malheureusement, beaucoup de nos concitoyens préfèrent les marqueurs de sincérité plutôt que de factualité.

MV : On va regarder aussi quelques autres événements qui ont marqué comme ça ces dernières années. Par exemple, Donald Trump qui affirme, et on s’en souvient, au seul débat face à Kamala Harris, qu’à Springfield, dans l’Ohio, des immigrés mangent des animaux domestiques, ceux des habitants. Ça, c’est un cas typique de modification du réel au service de sa vision pour Donald Trump ?

GB : Oui, probablement. Ce qui est le plus intriguant là-dedans, c’est qu’on se demande s’il le croit vraiment. Je ne suis pas dans son cerveau, je ne peux pas trancher, mais je ne suis pas certain qu’il le croit. Et surtout, je ne suis pas certain que tous ses partisans le croient : mais peu importe ça, c’est le jeu qui se joue qui est intéressant. C’est ça qui est très troublant dans le monde contemporain, c’est qu’en réalité, c’est ce que j’appelle le « kayfibi », c’est « be fake », c’est un terme de catch, en fait. Et je trouve qu’il colle très bien, parce qu’en plus que vous savez que Donald Trump est très proche du milieu du catch, il est très ami, d’ailleurs, il a nommé ministre la femme du leader de la fédération de catch. Et dans le catch, qu’est-ce qui se passe ? Le kayfibi, c’est « be fake », donc continue à faire semblant d’eux, c’est ce qu’on appelle la suspension volontaire de l’incrédulité. On connaît tous ça, quand on va voir un film, on peut pleurer, on peut avoir peur, on sait bien que c’est de la fiction, mais malgré tout, on accepte de suspendre provisoirement son incrédulité. Sauf que ça, c’est dans la fiction, et que maintenant, c’est dans le réel.

Donc, c’est un chapitre de mon livre qui s’appelle « Le croisement des flux », et en réalité, en effet, tout s’organise aujourd’hui pour que l’homme le plus puissant du monde, Donald Trump, croise volontairement les flux entre la fiction et le réel, de sorte qu’on ne sait jamais vraiment si on doit le prendre au sérieux, et c’est même plus ça l’enjeu, en fait. C’est un métalangage qui désigne des choses que ses partisans comprennent, c’est pour ça que ça ne sert pas à grand-chose avec lui de faire du fact-checking, parce qu’en fait, et c’est le plus grand menteur de l’histoire politique américaine, mais ça n’affecte pas ses partisans. Non pas parce qu’ils sont indifférents à la vérité, mais parce qu’ils prennent ces déclarations pour du métalangage. Certains croient au premier degré, mais beaucoup disent « non, non, mais on a compris ce qu’il veut dire par là, en fait ».

MV : Javier Milei arrange la foule avec une tronçonneuse, ça aussi c’est « je fais passer un message caché, un sous-discours destiné à mes partisans, et en fait, ce que mes opposants voient et qu’ils vont commenter, c’est juste un homme politique avec une tronçonneuse dans l’espace public ».

GB : Exactement, c’est le même genre de processus de communication, il y a cet avantage que vous mentionnez, c’est-à-dire qu’en fait, ils vont capter l’attention, ils vont hameçonner l’attention. Lors de la campagne de 2016, revenons à Donald Trump, parce que j’ai les chiffres en tête, toutes ses déclarations étaient plus commentées que celles d’Hillary Clinton, deux fois plus y compris dans les états qui étaient démocrates, et quatre fois plus dans les états républicains. Donc, il gagne la bataille de l’attention, et puis ensuite, il ne perd pas la bataille de la conviction, parce que ses partisans disent « oui, mais bien sûr qu’il ne va pas mettre des coups de tronçonneuse exactement, on entend le méta-langage, il s’agit de faire des coups, et puis en même temps, ça parle directement à notre cerveau. Si on prend la tronçonneuse, c’est qu’il y a des parties mortes dont il faut se séparer, « il faut dégraisser le mammouth », comme disait un de nos anciens ministres en France à propos de l’éducation nationale. Oui, c’est une forme de populisme, parce qu’elle s’adresse directement à la spontanéité de notre cerveau.

MV : Un sujet belge qui a bien occupé la semaine, c’est la crèche de la Grande Place de Bruxelles. Une crèche fabriquée par une artiste belge, approuvée par la ville, par l’église aussi, mais qui représente des personnages aux visages pixelisés, avec différentes couleurs de peau et une étable, qui fait songer à une tente de réfugiés. Grosse polémique autour de cette crèche, certains ont affirmé qu’on voulait détruire nos traditions, on a même pu entendre que c’était l’islamisation de la capitale qui était à l’œuvre. Comment vous analysez cela au regard de tout ce que l’on vient de dire ?

GB : Oui, mon attention a été attirée par cette affaire, mais elle ressemble à beaucoup d’autres. C’est-à-dire qu’en réalité, nous nous confrontons à un segment du réel et nous l’interprétons librement en fonction d’un récit qui est préétabli. La moindre ambiguïté dans le message des visages pixelisés, par exemple, peuvent donner, pour ceux qui en ont le désir, la preuve qu’en réalité, il y a un complot anti-blanc, que sais-je, anti-occidental, qui est à l’œuvre, pour le grand remplacement, puisqu’on n’est jamais loin de ce genre de théories. Mais vous voyez que la réalité ne cesse de se fragmenter. Je prends un autre type d’exemple, l’assassin du jeune influenceur américain qui était très proche de Donald Trump, Charlie Kirk, dont vous avez entendu parler. Son assassin, il y a des batailles rangées, notamment sur les réseaux sociaux et ailleurs, pour savoir s’il est d’extrême-gauche ou d’extrême-droite.

MV : Oui, c’est vrai, beaucoup de remous autour de cette histoire.

GB : Et chacun interprète des micro-signes pour dire, « bien sûr qu’il est d’extrême-droite » ; « et non, il est d’extrême-gauche… » Là où j’avais dit à son propos, c’est un peu comme le chat de Schrödinger, c’est-à-dire qu’il est à la fois mort et vivant, ou d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, selon la position dans laquelle vous êtes. Donc vous voyez que le réel se diffracte aujourd’hui au moindre fait divers. En Belgique comme en France, le moindre fait divers est interprété d’une certaine façon. C’est-à-dire qu’on va regarder dans le polyèdre complexe du réel les seules faces qui conviennent à nos compulsions idéologiques.

MV : Mais qu’est-ce qu’on va faire en tant qu’individu pour résister à tout cela, en tant que société aussi, parce qu’on lit votre livre et on est presque tenté de tout déconnecter quelque part ?

GB : Alors d’abord, on peut se déconnecter un peu, ça ne fait pas de mal. Reprenons des livres. La lecture, vous pouvez lire le mien par exemple, mais pas seulement.

Petite promo au passage. La lecture est démontrée comme un sas de ralentissement des choses, et puis vous allez utiliser des parties de votre cerveau que vous avez tendance à délaisser si vous utilisez sans cesse ChatGPT, etc. Mais ce qu’on peut faire, moi à mon petit niveau, ce que je crois c’est qu’on peut développer son esprit critique, sa pensée analytique, et à ce titre j’ai pris en France une initiative avec dix collègues maintenant de monter une université populaire pour la défense de l’esprit critique et de la rationalité, ça se passe en Sorbonne, alors en soirée pour permettre aux salariés de venir, et les amphithéâtres sont pleins à chaque fois parce qu’il y a une énorme demande de la part de mes concitoyens français, je suis sûr qu’elle est aussi forte de vos concitoyens belges, et d’ailleurs ils peuvent regarder ces vidéos sur Youtube en tapant esprit critique et mon nom, elles sont publiées, elles sont très bien filmées, et je pense que ce sont des formes de résistance invisibles. Faire sa déclaration d’indépendance mentale, c’est déjà se créer un bouclier immunitaire intellectuellement contre les flux d’ânerie qui cherchent à nous ensevelir. Ça suffira pas, je vous le cache pas, mais c’est déjà quelque chose.

MV : Et l’avenir du journalisme alors, de l’information vérifiée, fiable, parce qu’aujourd’hui c’est vrai, il faut le constater, elle se noie dans cet océan, cette info, comment on fait pour exister ?

GB : Je suis très inquiet aussi pour les journalistes qui sont quand même une colonne essentielle de la vie démocratique, par exemple aux Etats-Unis, 70% des journalistes de la presse écrite ont aujourd’hui disparu, pour quelles raisons ? Parce que les médias vivent en partie de la manne publicitaire, c’est une économie de l’attention, c’est-à-dire que vous vendez de l’information en contrepartie d’un petit temps de disponibilité mentale pour de la publicité. Je ne parle pas des chaînes publiques qui ont d’autres types de subventions. Mais en tout cas les médias privés fonctionnent beaucoup comme ça, or cette manne publicitaire elle a été absorbée par les mondes numériques, Facebook, Google, etc., de sorte que mécaniquement cela fait disparaître des journalistes et donc des individus qui sont dotés de méthodes pour discuter avec le réel. C’est donc un drame absolu, bien entendu. Et ce qui s’est passé aux Etats-Unis commence à survenir ici, bien sûr, en Europe, avec quelques mois, quelques années de retard.

L’apparition des intelligences artificielles ne va pas du tout faciliter les choses, ce qu’il y a maintenant aujourd’hui, des gens qui se prétendent être des médias en ligne dont les articles sont intégralement rédigés par intelligence artificielle. Donc la société de post-réalité arrive à grands pas, elle est là, et on se demande en effet quelles sont maintenant les manettes qui nous restent pour essayer de se protéger.

MV : Le tableau, c’est vrai, semble bien sombre. Mais la bonne nouvelle, c’est que de plus en plus de scientifiques proposent des analyses, des articles, des livres pour mieux le comprendre ce tableau. Et comme disait l’autre, savoir, c’est pouvoir.

GB : Pouvoir choisir ce qu’on consomme, choisir à qui on donne des espaces de cerveau disponibles, c’est de plus en plus important dans cette ère de la post-réalité.

 Transcrit par TurboScribe.ai.