L’HEURE DE FERRY SUR LCI, SAMEDI 17 MAI (transcription d’une partie de l’émission).

Marie Chantrait : Demain, dix jours après son élection, la messe d’inauguration du nouveau pape Léon XIV aura lieu, évidemment au Vatican place Saint-Pierre. Aujourd’hui, auprès du corps diplomatique, il a insisté sur son engagement social; nouvelle sortie du pape Léon XIV que le monde apprend à connaître, et cette semaine, votre nouvelle chronique, Luc, dans Le Figaro, s’intitule : « Léon XIV et la théologie de l’amour ». On voulait s’arrêter un peu sur cette thématique parce que, dans les descriptions, les portraits que l’on fait de lui en retraçant toute sa carrière – rappelons qu’il n’était cardinal que depuis moins d’un an -, c’est vrai que cela n’apparaît pas forcément : Qu’est-ce que c’est la théologie de l’amour, d’abord ?
Luc Ferry : Alors, ça vient de saint Augustin : Léon XIV est un augustinien et c’est évidemment très très important pour lui comme d’ailleurs chez Léon XIII, dans la fameuse encyclique « Rerum Novarum » (1891) dont on parle maintenant mais que j’avais lue il y a très longtemps, je me suis replongé dedans – et je l’avais déjà lue parce que c’était une encyclique très importante – Rerum Novarum, le Vatican traduit par « Des innovations », et c’est une critique radicale, d’un côté du capitalisme – des riches, de l’autre côté du communisme ; et l’encyclique se termine par un éloge de l’amour et qui dit que les riches et les pauvres, les patrons et les ouvriers ne pourront se réconcilier, se retrouver, qu’au sein de l’Eglise – mais l’Eglise au sens de l’Ekklesia, d’une communauté d’amour. Il dit même, voilà : parler d’amitié entre riches et pauvres, ce n’est pas suffisant ; il faut parler d’amour ! – Il fallait aller au-delà de ça. Ça vient de saint Augustin ! Et notre pape Léon XIV – moi je ne suis pas croyant, je le dis toujours, mais j’ai la plus grande admiration possible pour le Christ et pour la théologie chrétienne que j’aime vraiment et notamment cette théologie de l’amour, ce que saint Augustin appelle ’’l’amour en Dieu’’ et c’est une théologie extrêmement profonde. La devise de Léon XIV, en fait j’avais choisi cela comme titre de ma chronique que vous citez gentiment « En Celui qui est Un, soyons un » : Voilà, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Les gens qui voient cela se disent : bon, bien d’accord, le pape plaide pour une humanité réconciliée, normal, rien de plus conventionnel pour un pape ; voilà, il va pas plaider pour la guerre et le déchirement de l’humanité… Mais non, ce n’est pas du tout cela ! C’est très profond, et cela renvoie aux « Confessions » de saint Augustin ; je vous explique cela en deux mots, mais ça vaut vraiment la peine de s’y plonger. J’avais fait un livre avec le cardinal Ravasi, on a eu un long partage là-dessus ensemble, ce sont des entretiens sur plusieurs mois ; j’ai passé une semaine que j’ai passée au Vatican avec le cardinal Ravasi qui est un type épatant, qui est vraiment quelqu’un d’incroyablement intelligent, cultivé, sympathique…, et c’était à la demande de Benoît XVI que nous avons fait ce livre ensemble à quatre mains sur un thème qui est : quelle est la signification du message de Jésus pour les non-croyants ? Il y a tout un passage évidemment sur la philosophie, de la théologie de l’amour. (voir note 1)
Mais je reviens à saint Augustin qui est passionnant : Voilà, saint Augustin commence quand il aborde cette question de l’amour en Dieu – et c’est ça la phrase (devise) de Léon XIV, hein, c’est exactement ça : « Soyons un dans Celui qui est UN » ; amour en Dieu, en Lui. Et ça veut dire quoi ? C’est pas du tout banal. Il commence, saint Augustin dans ces Confessions, par une critique de l’attachement. Il y a un livre de Boris Cyrulnik – moi j’ai beaucoup d’estime pour Boris Cyrulnik – qui dit dans son titre : « Quand on tombe amoureux, on se relève attaché ». C’est un piège, aussi, l’attachement ! Et alors, ce que commence à expliquer saint Augustin dans ses passages sur la théologie de l’amour et l’amour en Dieu, il fait une critique radicale de l’attachement, l’attachement à des choses mortelles ou à des êtres mortels. « Tout dépérit en ce monde, tout est sujet à la défaillance et à la mort ; dès qu’il s’agit de créatures mortelles, il faut que mon âme ne s’y attache point ! » Parce que si vous vous attachez à des créatures mortelles, c’est de la folie puisque vous allez les perdre… L’issue est fatale, vous allez être déchiré ! Aimer quelqu’un qui est mortel, c’est de la folie…
M.C. : Mais comment lutter contre ce sentiment ? Comment lutter contre cela, franchement ?
L.F. : Alors justement, c’est la doctrine de l’amour en Dieu ! Alors cela commence par une critique de l’attachement que vous prouvez retrouver, c’est exactement la même, chez les bouddhistes et les stoïciens. Epictète dit à son disciple (on trouve ça dans « Le Manuel » d’Epictète) : « Dis-toi, quand tu embrasses ton fils ou ta fille, dis-toi qu’il peut t’être enlevé d’un moment à l’autre, exactement comme la coupe que tu as laissé tomber par terre et qui s’est fracassée au sol. » « Dès qu’un être est né, il est assez vieux pour mourir, donc ne t’attache pas ! » – Même chose pour les bouddhistes (la doctrine du non-attachement). Mais, il ne faut pas en rester là ! Dans la théologie de l’amour de saint Augustin, il va aller plus loin en disant : « il ne faut pas s’attacher aux choses mortelles, mais si vous vous attachez en Dieu, alors vous comprendrez que les êtres auxquels vous vous attachez sont immortels, et donc vous pouvez vous attacher à eux mais pourvu que ce soit « en Dieu » et non pas en dehors de Dieu. Or c’est une théologie du mariage, évidemment ! Mais c’est en même temps une théologie pas simplement du proche mais aussi du prochain. Ecoutez cela, c’est toujours de saint Augustin – là on passe de l’attachement à des choses mortelles à l’attachement « en Dieu » : « Seigneur, bienheureux celui qui vous aime, et qui aime son ami(e) en vous ». Encore une fois, c’est la théologie du mariage ! « Si vous vous aimez en Dieu » (c’est le sens du mariage) « alors vous comprendrez que vous n’aimez pas un être mortel et périssable, mais vous aimez quelqu’un qui ne disparaîtra pas, donc vous pouvez y aller ! Vous pouvez vous attacher ! ». Je termine la phrase : « car celui-là seul ne perd aucun de ses amis qui n’en aime aucun que dans Celui qui ne peut pas se perdre ».
Voilà ! C’est ça que reprend Léon XIV, et c’est pour cela que ça m’a un peu irrité parfois de voir qu’on parle de ses bisbilles avec Trump, on parle de sa double nationalité… la question sociale -ça a son importance, bien sûr ; on parle de son regard sur l’homosexualité qui est le même que celui de Benoît XVI, de Jean-Paul II… bon ! Il a un côté plus traditionnel quand même, moins libéral que François ; mais néanmoins, lui en revanche est ouvert à la question sociale en tant que péruvien… Mais, on n’a pas parlé de sa théologie de l’amour, de sa philosophie ! Ce n’est pas un hasard s’il fait référence à Léon XIII. Ce n’est pas à Léon I, c’est à Léon XIII ! Et c’est vraiment un disciple de saint Augustin ! Et saint Augustin, le sommet du sommet du sommet de sa pensée, c’est la théologie de l’amour en Dieu, voilà ! Ce que je viens de vous expliquer en trois secondes, mais cela vaut la peine de regarder, car c’est cela qu’il a en tête ce garçon !
M.C. : Et vous disiez quand même au début de votre propos, une critique féroce aussi envers le capitalisme : ça s’est traduit, ça s’est entendu notamment lors de son homélie dimanche dernier ; je vous propose d’écouter juste un extrait, où il va assez loin dans sa critique de notre amour à nous tous de l’argent, du succès et du pouvoir : écoutez-le.
L.F. : Oui, oui, ça vaut la peine.
Léon XII : « Aujourd’hui encore, nombreux sont les contextes où la foi chrétienne est considérée comme absurde, réservée aux personnes faibles et peu intelligentes ; des contextes où on lui préfère d’autres « certitudes » : la technologie, le succès, l’argent, le pouvoir ou le plaisir… »
M.C. : Voilà, c’est ça la pensée de Léon XIV, aujourd’hui, d’essayer de revenir à une forme, une autre ambition…
L.F. : Oui, et ça marchera ! Bien sûr, on est dans un tel vide politique, aujourd’hui, un vide un peu partout, il y a un tel vide… Il a raison, la technologie, la Silicon Valley : ça, ça marche ! mais ce n’est pas une vision du monde, la technologie, c’est juste une performance permanente dans le monde de l’innovation, justement : des ‘rerum novarum’, et donc on est dans la logique de l’innovation, de la Silicon Valley ; mais ce qui me frappe le plus, pardon, je vais choquer les catholiques, je n’ai pas le droit de dire cela mais il a une bonne bouille ce pape ! Il a un gentil sourire, et quand on voit les photos de lui à 25 ans avec ses cheveux tout noirs, là, il est très sympathique, cet homme ! Et c’est vrai que ça nous change un peu des vieillards qu’on avait avant…
M.C. : Et puis il est jeune aussi.
L.F. : Oui oui, il est quand même plus jeune, il a encore beaucoup d’allure ! Et bon, encore une fois, je ne suis pas du tout croyant, mais je m’intéresse beaucoup, parce que c’est quand même un milliard quatre cent millions de catholiques dans le monde – les catholiques ; deux milliards de chrétiens, mais les catholiques eux sont un milliard quatre cent millions ! Et évidemment qu’il s’adresse aussi aux autres chrétiens, il ne s’adresse pas qu’aux catholiques, voilà. Et c’est quand même beaucoup beaucoup de monde. Et dans un univers où le vide politique est intersidéral, je pense qu’il a une carte à jouer qui est quand même très importante ; c’est aussi un chef d’Etat, c’est pas simplement un homme d’Eglise si je puis dire… Le Vatican c’est un Etat.
M.C. : Et que de missions devant lui ! On attend de savoir ses premiers déplacements notamment ; celui de François avait été celui de Lampedusa qui était confrontée à une immigration massive… La question que j’avais envie de vous poser, Luc : Vous avez rappelé le nombre de catholiques à travers la planète : un milliard quatre cent millions, c’est énorme, mais est-ce que vous diriez que l’ « amour en Dieu » a disparu, ou il est devenu plus personnel et direct ? Je ne sais pas : quand on a vu ces images de dévotion sur cette place Saint Pierre, avec beaucoup de très jeunes, moi ça m’a saisie très personnellement, alors que… même si on en a discuté ensemble à l’occasion de plusieurs de nos émissions, qu’il y a un désintérêt vis-à-vis de l’Eglise…, mais néanmoins, peut-être un retour de la foi aussi, d’une manière un peu paradoxale…
L.F. : Oui Jean-Paul II avait eu un peu le même effet ; vous êtes trop jeune pour vous en souvenir, mais les J.M.J. ! Moi je me souviens, aux Invalides, ma femme y était, elle est catholique, bon, je me souviens qu’aux Invalides, il y avait cette ferveur aussi. Et, il y avait déjà ce sentiment que au fond l’Eglise et Jésus – c’est lui le personnage important, ce n’est pas l’Eglise, c’est Jésus – propose quand même un vision du monde et notamment de l’amour évidemment, qui est en contraste absolu avec la vacuité, le désert intellectuel, moral et spirituel, sur le plan politique ; si vous voulez, en ’68 – on peut en penser ce qu’on veut, mais les gens qui étaient communistes, qui étaient maoïstes ou trotskistes, ils avaient une vision du monde, hein enfin : ils y croyaient ; il y avait quelque chose de grandiose ! Et les autres, qui s’y opposaient avec leur libéralisme au petit pied, ils avaient raison, bon, mais ils croyaient quand même en quelque chose… c’était la bagarre. Seulement voilà, depuis que le communisme s’est effondré, il ne reste plus que la gestion au jour le jour, la gestion au petit pied, donc par rapport à cela, le pape il a une carte à jouer absolument considérable, et donc cette ferveur que vous évoquez [signifie cette attente]…
Alors l’amour en Dieu, je pense que les gens le ressentent quand ils se marient, voilà. Quand ils se marient, là, ils sont clairement – parce que le sens du mariage c’est ça – le prêtre représente Dieu, et donc deux êtres se retrouvent à l’intérieur de Dieu. Sinon, on ne se marierait pas ! on ne serait que deux, là, on est trois ! Le mariage, c’est trois personnes, c’est pas deux personnes. Avec Dieu, bien sûr. Et d’ailleurs c’est ce qu’imite le mariage civil, parce que le maire joue le rôle du prêtre, voilà. Mais il y a besoin d’un troisième terme pour qu’on se retrouve à l’intérieur de quelque chose de plus grand que soi ; et ça, évidemment, chez saint Augustin, c’est l’amour en Dieu. Vous ne perdrez pas la personne que vous aimez si vous l’aimez en Dieu, parce que vous le retrouverez toujours après sa mort, voilà.
M.C. : Si vous aviez à conclure, une des missions principales de Léon XIV aujourd’hui, quelle serait-elle ? Les défis sont immenses… dans l’Eglise, la société, le monde…
L.F. : C’est aussi un politique. Donc je pense qu’il aurait comme mission – c’est très prétentieux de ma part, je ne peux pas le dire comme ça, déjà que j’ai dit qu’il avait une bonne bouille ! – non, je pense qu’il y a aujourd’hui un dépassement qui est nécessaire, au nom de l’amour, et qui est un dépassement de l’opposition entre libéralisme et communisme, voilà. Moi je suis un libéral évidemment en économie, mais on doit aller au-delà de cette confrontation des deux qui a caractérisé la vie politique européenne depuis mai 68 et même avant. C’était trop clivé – mais ce clivage ne va nulle part ! Bon, on sait très bien que le communisme est mort, voilà, c’est carbonisé ; et on sait très bien que le libéralisme est simplement un moyen de produire des richesses, mais c’est pas une vision du monde ; alors c’est la liberté, oui, on peut dire, le libéralisme c’est une ‘vision du monde’ : des êtres libres, des entrepreneurs libres, de l’innovation… bon c’est très bien, je connais Schumpeters, je sais ce que ça signifie, mais je pense que le vrai problème, si je devais formuler un grand dessein – et c’est très proche finalement de celui de l’Eglise – la grande question, c’est finalement : Quel monde allons-nous laisser aux générations futures, c’est-à-dire à ceux que nous aimons ? à nos enfants – ceux que nous aimons : l’humanité qui vient. Ce ne sont pas « mes » enfants, c’est l’humanité qui vient. Ceux à qui nous sommes attachés – en Dieu ou pas, mais attachés. Et donc c’est la question de la dette, c’est la question de la guerre, c’est la question de la protection sociale, c’est la question de l’école, c’est la question de l’écologie et du climat, et donc c’est une question d’amour aussi. Et voilà. Mais on n’a pas besoin d’être chrétien, on n’a pas besoin d’être croyant pour avoir ce sentiment d’amour pour les jeunes qui viennent, pour l’humanité qui vient, à travers cet amour qu’on peut avoir évidemment pour nos proches, pour nos propres enfants… on n’a pas besoin d’être chrétien pour ça, mais si on est chrétien, ben, c’est encore mieux !
M.C. : Le pape a évoqué justement ces défis qui marquent notre temps, et il a mentionné pour la première fois la cause écologique avec, dit-il, « la sauvegarde de notre Terre bien-aimée ». Ça ce sont les mots de Léon XIV… Transition vers notre autre sujet, la protection animale.
L.F. : C’est aussi important…
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(1) : « Le cardinal et le philosophe », de Luc Ferry et Gianfranco Ravasi, un dialogue passionnant entre un Cardinal et un philosophe athée autour des grandes interrogations de l’existence humaine, à partir des valeurs que chacun considère comme susceptibles d’enrichir l’autre. En quoi le message de Jésus est-il encore actuel dans notre société moderne et laïque ? (chez Gallimard)
