« Pour qu’ils ne soient pas morts en vain… » (Le Ploumtion n°19)

Le conflit à Gaza qui, quoi qu’en en dise, continue à se poursuivre en mode mineur, a produit énormément de réactions dans le monde entier. Dans la plupart des cas (sauf chez les alliés déclarés d’Israël), la riposte israélienne après le pogrom du 7 octobre 2023 était jugée démesurée, inhumaine et assimilée à un génocide par certaines voix de plus en plus nombreuses.

Comment un Etat démocratique (une rareté dans la région) a-t-il pu tomber dans un tel extrémisme nationaliste qui semble ôter tout sentiment d’humanité et de compassion à ses ressortissants et en particulier aux membres de ses forces armées ? Je me posais depuis longtemps cette question. L’indifférence manifestée par beaucoup de civils israéliens par rapport à ce qui se passait dans la bande de Gaza après le massacre du 7 octobre me choquait et m’interpellait ; je ne trouvais malheureusement pas de réponses.

Un article posté hier (1er novembre) pour le journal Le Monde * et écrit par un de ses envoyés spéciaux, Luc Bronner, m’a donné des pistes éclairantes. Il parle d’une ville israélienne, Modiin, qui, dit-il, n’a pas versé dans l’extrémisme contrairement à de nombreuses autres villes, et décrypte la place qu’occupe le nationalisme d’Etat dans l’éducation et la vie quotidienne des habitants.

On oublie souvent dans nos propres sociétés basées sur les droits individuels et l’Etat-providence, qu’Israël, lui, est resté depuis sa création une société collectiviste : Cette différence fondamentale fausse en fait toute notre approche de la situation et les jugements que nous portons chez nous en Occident. Les différentes guerres qu’a dû affronter Ie jeune Etat d’Israël pour survivre ont renforcé ce sentiment collectif qui fait se souder la population devant toute menace perçue comme existentielle. Le souvenir de la Shoah aussi bien sûr. L’éducation des jeunes israéliens dans les Yeshivas (établissements religieux d’enseignement) ainsi que dans les mouvements de jeunesse, les scouts, est fondée sur ces valeurs de devoirs de la jeunesse envers l’Etat et le peuple, de sacrifice pour la nation et de sens à donner à sa vie en poursuivant le combat au nom de ceux qui sont morts. Comme l’explique un rabbin (Shmuel Rosenblum), directeur d’une de ces Yeshivas où les lycéens sont ouvertement incités à s’engager dans l’armée :  « Ce n’est pas pour rien que d’autres sont morts avant eux » (depuis le 7 octobre, près de 500 jeunes soldats sont morts au combat dans la bande de Gaza, leurs portraits sont affichés dans tous les établissements scolaires) ; « il faut être prêt à prendre la suite. Même si le prix à payer est très lourd, il n’y a pas de regret. » Et cet enseignant insiste : « Les gens doivent être prêts à renoncer à leur individualité pour servir le bien commun, le peuple, l’Etat d’Israël. » « Les enfants apprennent que l’Etat d’Israël et son peuple passent avant tout », précise le maire de la ville, Haïm Bibas.

On est très très loin de cette vision dans notre propre culture post-moderne occidentale ! En lisant ces témoignages appuyés aussi par les jeunes interrogés qui partagent tous ce point de vue et le devoir d’honneur dû à leurs prédécesseurs tombés au combat, je me disais que si une telle catastrophe comme une guerre nous tombait dessus, nous serions, nous, bien démunis ! La population belge et européenne de l’ouest n’est pas du tout préparée à devoir s’engager collectivement pour résister. Cela est dû majoritairement à ce que nos valeurs ne sont pas (plus) du tout les mêmes dans nos sociétés éclatées et multiculturelles. Les élans patriotiques des dernières guerres mondiales sont du passé. Et, jusque parfois dans l’enseignement dispensé dans nos écoles, l’individu et ses droits priment sur tout. Si un conflit devait survenir, et qui pourrait prédire que ce ne sera jamais le cas ? – on serait mal ! Mais alors là… !

Ces jeunes soldats d’une vingtaine d’années envoyés sur le front – et parmi eux de très nombreux réservistes (le service militaire obligatoire en Israël est de 3 ans pour les garçons, 2 ans pour les filles) dont beaucoup ont connu dans leurs proches une des victimes de l’attentat du 7 octobre ou ont perdu un camarade de combat dans le conflit, ces jeunes ont tous la rage au corps. Les palestiniens, qu’ils soient civils ou combattants du Hamas, sont considérés globalement comme leurs ennemis et ceux d’Israël. Quelque chose s’est brisé chez ces jeunes israéliens comme dans l’ensemble de la population depuis le 7 octobre 2023, explique un témoin. Quelque chose qui est peut-être au fond ce qui aurait dû les aider à rester des humains : la confiance en l’autre – celui d’en face, à ce qu’il puisse changer et ne plus être regardé comme un ennemi à détruire. Ces jeunes qui sont l’avenir d’Israël sont devenus des « radiateurs cassés », ils se sont amputés de toute sensibilité pour accomplir leur tâche, leur mission divine. « Maintenant, c’est mon tour – jusqu’à la mort », répètent-ils au moment d’être envoyés sur le front. « Les morts, ici, donnent beaucoup de force. Pour qu’ils ne soient pas morts pour rien. » (Matan, 19 ans). « Que Dieu venge ton sang », est la phrase rituelle que les familles des soldats tombés prononcent sur leur tombe. Et pour cela, ils sont prêts à partir eux aussi.

Du haut de notre pacifisme de citoyens vivant dans des pays sans presque aucune menace (actuellement) et avec un sentiment général de sécurité dû à 80 années sans conflit sur notre sol, il nous est peut-être trop facile de condamner en bloc tel ou tel peuple en guerre sans chercher à comprendre l’état d’esprit de ses habitants et l’histoire qui les a conduits là. Cela ne doit pas excuser la surenchère de violence, bien entendu, ni la barbarie de la riposte israélienne dans son ampleur. Mais comment arrêter cet engrenage de haine, de part et d’autre, qui forme sans cesse de nouvelles générations se transmettant, avec le sentiment de menace et d’injustice, le flambeau de la destruction de l’autre au nom de Dieu, de la Patrie et du Peuple ? Qui se lèvera pour dire la fraternité et le pardon par-delà les blessures ? Il faut que ceux qui ont souffert et qui souffrent encore refusent la fatalité de la guerre pour entrer dans un chemin de réconciliation et de guérison, comme cela a été le cas en Afrique du Sud, au Rwanda… Se trouvera-t-il encore un Ytzak Rabin pour tendre la main ? Qu’aurait fait Jésus ?

Maintenant que Gaza est écrasée, que tout est brûlé, démoli, qu’est-ce qu’il advient ? Comment on va reconstruire un monde dans lequel on se parle, dans lequel on se regarde face à face ?

Ne nous posons pas en donneurs de leçons, mais prêchons par l’exemple. N’y a-t-il pas chez nous des petites gué-guerres de clans (politiques, religieux, sociaux…) qui, aujourd’hui plus que hier peut-être, dans cette époque de replis identitaires qui est la nôtre, minent la solidarité et la fraternité ? Balayons devant notre porte.

Quel est donc en regard de cete violence l’appel qui nous est adressé en tant que chrétiens ? Le sursaut auquel nous appelle certainement l’évangile, c’est notre responsabilité face au mal : désarmer ce qui fait la guerre en nous ou autour de nous. C’est intime, c’est difficile, mais c’est un combat qui se mène avec Dieu, à ses côtés, avec le Christ.

Shalom !

Le Ploumtion

(*) Le Monde, Luc Bronner (Modiin (Israël), envoyé spécial), publié le 01 novembre 2025 : « Deux ans après le début de la guerre, Modiin, ville symbole du patriotisme israélien : « Les enfants apprennent qu’Israël et son peuple passent avant tout »