(EXTRAIT DU PRESS-CLUB DU 21 JUIN 2024 AVEC MELCHIOR GORMAND ET ETIENNE PEPIN ET LEURS INVITES JOURNALISTES SUR RCF)
Melchior Gormand : Je voudrais qu’on continue sur la question des valeurs profondes qui conduisent telle ou telle catégorie de la population à voter ou à l’extrême-droite ou à l’extrême-gauche. Qu’est-ce qui fait que ça a basculé comme ça si fort ? Même dans des territoire ou des populations qui historiquement ne votaient pas à l’extrême droite? Je pense aux Bretons, par exemple, qui ont tous voté massivement Rassemblement National… Je pense aux catholiques aussi, qui étaient un vote assez modéré jusqu’à présent, et qui a 42 % ont voté pour le RN et qui sont tentés très largement non pas que par le RN, mais aussi par la France Insoumise… Donc, finalement, le vote catholique est tenté par les extrêmes ; qu’est-ce qui fait que ça bascule ? Est-ce que les valeurs-socles, là, se délitent ?
Frédéric Mounier : Bien évidemment ! Elles se vaporisent ! Prenons l’exemple du vote catholique. Le vote catholique, d’abord, c’est un vote ultra-minoritaire aujourd’hui, ça va devenir très très difficile à analyser parce que ça représente de moins en moins de monde. Donc, les catholiques pratiquants sont une minorité, qui est de plus en plus une minorité et qui, nous le savons, se radicalise de plus en plus – se radicalise du côté de la droite et de l’extrême-droite, et a été très très séduite par Reconquête qui a récupéré tous les catholiques traditionalistes qui ont quitté le Rassemblement National… Besoin de protection, besoin d’affirmation d’un certain nombre de valeurs – je pense que Macron s’est suicidé politiquement auprès des catholiques avec le projet de loi sur la fin de vie, évidemment, alors tout le monde s’est précipité dans les bras de ceux qui disaient les choses clairement.
Stéphane Verney : Moi je rejoins ce que Charles Sapin disait tout-à-l’heure, c’est-à-dire qu’il y a bien sûr une partie de ce vote qui est un vote contestataire et protestataire parce qu’il y a un niveau très fort de détestation et de rejet du président de la république qui refuse de voir, ses conseillers aussi, une espèce de déni assez impressionnant ; mais il y a aussi une progression constante, lente, dans la durée, du Rassemblement National qui percole dans la société – et une grande part du vote de dimanche est d’abord un vote d’adhésion au idées et aux principes du RN : il faut le reconnaître !
Charles Sapin : ça résonne avec beaucoup de témoignages qu’on entend sur le terrain. Il y a une conscience de plus en plus prégnante dans la société, en France et puis un peu dans l’Union européenne, c’est-à-dire que l’idée qu’on est héritier d’un mode de vie qui nous vient de nos grands-parents, de nos parents, et qu’on rêverait de transmettre à nos enfants, et face en fait à l’impression que ces modes de vie sont attaqués, sont critiqués – alors ça peut être par plusieurs choses: par une forme d’individualisme-roi qui conquiert la société et que tout le monde déplore mais que tout le monde nourrit ; et cela peut être aussi pour certains par une sorte de sentiment d’un communautarisme de plus en plus important dans certaines parties du territoire ; ça peut être aussi des revendications sociétales de plus en plus radicales que certains appellent le “wokisme”…, ça me fait penser, quand je suis allé au Portugal, là bas vous avez une force nationaliste qui a fait fois 6 en trois ans ! Bon, je suis allé voir le patron quand je lui ai dit: “Mais qu’est-ce qui s’est passé? Est-ce qu’il y a eu un événement qui a été déclencheur de cette dynamique? Il m’a répondu: “Ben écoutez, c’est très simple : voilà, il y a eu un moment où on a été sous l’eau de toutes les adhésions du parti, c’est quand le Portugal a décidé de choisir une personne transgenre pour le concours de Miss Univers.” Vous avez toute tas d’électeurs des partis traditionnels qui étaient habitués à faire un vote de gestion, de voter pour des gestionnaires, qui se sont dit : “C’est pas possible! C’est pas les valeurs que mes grands-parents ont donné à mes parents et que mes parents m’ont donné”, et du coup, bien voilà – c’est comme cela qu’on voit une dynamique nationaliste qui grimpe !
Frédéric Mounier : Oui, moi je voudrais rappeler ce que disait le vieux pape Benoît XVI jusqu’en 2013 à longueur d’homélies et de discours : Il expliquait qu’il y avait un certain nombre de métastases traversant nos sociétés, qui s’appellent l’hédonisme, l’individualisme, le consumérisme, le subjectivisme, le relativisme… Tout cela a conduit à vaporiser les institutions qui nous tenaient, nous les “vieilles canailles” chrétiennes.
Stéphane Verney : Ce qui me pose problème, c’est ce à quoi nous sommes en train d’assister : vous avez une polarisation à droite sur une droite extrême, une droite dure, qui est en trains de se structurer, de s’affirmer; vous avez une polarisation à gauche dans laquelle vous trouvez La France Insoumise, donc autour de l’extrême-gauche, et on est dans un contexte où on se trouve avec trois blocs – trois blocs qui sont en train d’être tirés par les extrêmes. Moi, ce qui m’interroge, c’est que si on arrive en fait au bout du bout du processus de recomposition politique dont on parle depuis 2017 et que cette recomposition se traduit par l’émergence de trois blocs, une extrême gauche, une extrême-droite et un extrême-centre et que des populiste sont autour de la table, qu’est-ce qui va se passer, à terme ? C’est qu’à un moment, quand les gens en auront marre du pouvoir en place et de ses dirigeants, ils ne voudront plus du camp des progressistes, des démocrates et des républicains auto-proclamés que sont Macron et ses alliés, bien ils auront le choix entre quoi? Une extrême-gauche et une extrême-droite? Donc ça veut dire que l’alternance dans ce pays, elle se fera forcément sur des bases radicales et extrêmes. Et ça, potentiellement, c’est pas très simple !
Etienne Pépin : Comment ça s’est passé dans des pays autour de la France, justement, quand des populistes sont arrivés au pouvoir, est-ce que malgré les cordons sanitaires, il y a eu comme cela aussi [comme en France] des alliances avec l’extrême-droite des partis voisins au départ pas vraiment engagés avec elle, et comment ça a été considéré par la population ? Une alliance RN – LR est-ce que ça aurait été possible en Europe ?
Stéphane Verney : On est un peu interdits devant ce qui vient de se passer en France, mais c’est vrai que quand on dézoome et qu’on regarde ce qui s’est passé récemment, pendant deux ans, sur le continent européen, on voit que c’est pas du tout, du tout singulier ! En fait, partout en Europe on voit le même mouvement ; c’est-à-dire des forces de droite traditionnelles qui sont témoins de leur propre effondrement dans les urnes ou de l’effondrement de leurs alliés historiques qui sont les centristes. Or, qu’est-ce qu’il se passe ? Pour conquérir le pouvoir ou s’y maintenir, ces droites sont contraintes de mettre à bas les digues qu’ils avaient patiemment érigées en fait contre les mouvements nationalistes, et s’allier avec les forces nationalistes.
Cela a été toléré par les populations… c’est-à-dire qu’il y a toujours eu des “no pasaran”, le poing en l’air, mais sauf que quand on regarde dans la réalité de la sociologie des baromètres d’opinion et des votes, il y a quand même une majorité qui soutiennent ce qu’on appelle l’union des droites. Et c’est cette union des droites qui s’est réalisée en Italie, en Finlande, en Suède, au niveau local en Espagne, ça a même été discuté en Allemagne, sachant que l’AFD le parti nationaliste allemand est de loin la force la plus radicale d’Europe avec la nostalgie du Troisième Reich, le deuxième parti du pays! Et donc, si vous voulez, dans ces revirements d’alliances, ce qui est intéressant, c’est que les forces de droite traditionnelles, en s’alliant avec les nationalistes pensent récupérer des classes populaires qu’elles ont perdu depuis des années – or c’est pas du tout ce qui se passe ; c’est -à-dire que les forces nationalistes, au lieu d’être asséchées par ces droites, voient leur programme crédibilisé, leur assise électorale élargie et finalement les forces nationalistes qui étaient venues “suppléer” les droites traditionnelles eh bien les supplantent !
Melchior Gormand : Par le passé, on a eu un engagement très fort des Églises dans pareil cas avec par exemple un appel des évêques pour encourager les électeurs catholiques à voter contre l’extrême-droite – c’est plus du tout le même cas aujourd’hui ; dans le même temps il y a des mouvements de fidèles qui s’impliquent et qui s’engagent de manière disons un peu autonome – il y a actuellement un mouvement de chrétiens qui s’organise pour faire barrage à l’extrême-droite : est-ce que ça a un impact, est-ce que la mobilisation des chrétiens a changé dans ce contexte-là ?
Frédéric Mounier : Malheureusement, c’est tout-à-fait dérisoire ; c’est-à-dire que les évêques eux-mêmes sont profondément divisés et ils sont eux-mêmes soumis à des tensions considérables : Ils savent que l’institution est en train de s’effondrer et donc ils sont d’une prudence absolue et de toute façon plus personne ne les écoute aujourd’hui. Et donc leur propos ne porte plus.
Melchior Gormand : Mais est-ce que la mobilisation des fidèles, elle, a un impact ? Je pense à ces chrétiens qui, là, vont publier dans les prochains jours…
Frédéric Mounier : Comme ce qui s’est passé avec les “poissons roses” et le parti socialiste il y a quelques temps… Non non, les chrétiens qu’on voit aujourd’hui à la Une de Paris-Match, c’est “Notre-Dame de Chrétienté” (mouvement traditionaliste d’extrême-droite, n.d.r.), voilà ! Et donc, c’est ceux-là qui se montrent, c’est-ceux-là qui existent dans la presse, les médias, et donc là il y a un enjeu idéologique qui est extrêmement fort, parce que ces gens-là qui sont comme vous l’avez dit une toute petite minorité dans l’Eglise, mais c’est eux qu’on voit, qu’on entend. Je crois que le catholique de base, il est perdu comme tout le monde, il se sent vulnérable, il a besoin de protection, il craint l’instabilité, il se sent fragile, il ne sait plus très bien où donner de la voix au sens électoral !
Melchior Gormand : Est-ce qu’il y a des mouvements spontanés dans des pays comme le Portugal, l’Espagne, de chrétiens en particulier ? Ce sont des pays majoritairement chrétiens quand même.
Charles Sapin : Oui, ce sont des mouvements chrétiens ou en tout cas qui se revendiquent comme tels, mais , euh, c’est identitaire en fait ; c’est-à-dire que ce qu’on a vu en Italie, l’accession au pouvoir de Georgia Meloni, cela s’est fait sur une base en renouvelant une sorte de nationalisme qui était un peu au second rang mais qui est maintenant tout-à-fait en dynamique, c’est le national-conservatisme – contrairement à une autre famille de nationalisme qu’on connaît bien et qui est celui de Marine Le Pen et qui est le national-populisme – elle, Meloni, cette national-conservatiste se revendique de droite, ce que ne fait pas Marine Le Pen, et surtout, le coeur de son engagement, c’est une opposition aux révolutions anthropologiques ou sociétales radicales comme celles que nous avons connues récemment, et qui portent une vision civilisationnelle et identitaire. Ce qui est intéressant, c’est que quelques mois après l’élection de Georgia Meloni en Italie, vous avez eu un changement de tête au sein du principal parti de gauche italien, le Parti démocrate chrétien qui a élu Elly Stein, qui elle-même aussi est venue sur un terrain identitaire : Le discours d’intronisation d’Elly Stein, c’était : “moi je suis là pour l’égalité sociale et de genre”. Donc en fait il y a une sorte de catholicisme qui s’affirme là-dedans d’un point de vue électoral mais c’est un catholicisme assez particulier puisque c’est une revendication identitaire…
Etienne Pépin : C’est une question très intéressante et qui ne cesse de nous interroger, même dans nos médias chrétiens : Il n’y a pas un vote catholique, on ne peux pas voter d’une seule manière, il faudrait aller picorer dans plein de programmes pour constituer vraiment le programme d’un candidat qui n’existe pas, qui est le Christ ?
Frédéric Mounier : Oui, certes, mais il y a aussi une fracture extrêmement forte au sein de l’Eglise catholique en France, comme au sein de la société : de fait, ceux qui soutiennent l’accueil de l’étranger, la lutte contre la pauvreté, la lutte pour plus de justice sociale, ne sont pas les mêmes qui luttent contre le projet de loi fin de vie. Là, il y a quelque chose qui frotte !
Etienne Pépin : C’est ça qui est étonnant : le projet de loi fin de vie d’ailleurs n’est pas du tout incompatible … il y a plein de sujets chers aux chrétiens qui sont pour les uns à droite, pour les autres à gauche, et qui ne sont pas incompatibles les uns avec les autres malgré tout…
Frédéric Mounier : Malgré tout, mais en ce moment c’est devenu très très incompatible parce qu’il faut faire des choix…
Etienne Pépin : Vous pensez qu’il faut faire des choix radicaux : donc il est impossible de voter en chrétien, en fait ?
Frédéric Mounier : En tout cas, c’est difficile de voter au centre, aujourd’hui. Je… je pense que c’est ça la question que se posent beaucoup de nos auditeurs. Le vote sage est difficile dans une société hystérisée.
Etienne Pépin : Alors je pose ma question autrement : Pour les législatives, est-ce qu’il faut voter pour quelqu’un ou contre quelqu’un ?
Frédéric Mounier : Ben au second tour, la question va se poser : hé, hé, on a entendu François-Xavier Bellami, catholique revendiqué et intellectuel de qualité, qui dit qu’au second tour, il faudra faire barrage contre LFI (France Insoumise) et que pour cela il est prêt à voter Rassemblement National ! Je ne pense pas que ce soit l’avis de beaucoup de catholiques, quoi que… il faudra vérifier.
Etienne Pépin : Un message qu’on a reçu de la part de Monique : “Oui, nous sommes perdus en tant que chrétiens de voir que beaucoup de nos amis ont voté RN. J’ai toujours voté en mon âme et conscience, je communie dans ma paroisse à côté d’une représentante de RN que je respecte mais dont je ne supporte pas le cynisme, je voterai à gauche comme toujours, je suis incroyablement bouleversée du résultat chrétien des élections, cela me fait très mal…” Cela rejoint un peu la question qu’on s’est posée vous savez dans la rédaction avec nos invités : voilà, pourquoi cette tentation du vote RN chez les chrétiens ?
Frédéric Mounier : Oui, bien euh, on l’a constaté partout autour de nous ; partout autour de nous, nous avons des amis catholiques pratiquants, actifs, engagés qui disent : “oui, je vais voter Reconquête, je vais voter Rassemblement National”. Alors, bon, il y a une part d’amnésie historique là-dedans ; c’est à dire que la mémoire historique s’étant vaporisée, on ne sait plus de qui sont les héritiers aujourd’hui ceux qui parlent au nom de Reconquête et ceux qui parlent au nom du Rassemblement National. Je voudrais revenir sur l’hypothèse de Charles Sapin qui me paraît très, très juste, mais je crois vraiment que sur le plan économique, on peut dire que l’extrême-droite et l’exrême-gauche sont blanc bonnet et bonnet blanc. Et l’inquiétude des marchés aujourd’hui elle est réelle, réelle c’est-à-dire de part et d’autre, c’est plusieurs dizaines de milliards de déficit annoncés. Et donc là, beaucoup évoquent un scénario à la Liz Truss, c’est-à-dire cette première ministre britannique qui a été éjectée par les marchés au bout de deux mois (en place du 6 septembre au 25 octobre 2022, n.d.r.) parce que son programme ne pouvait pas tenir la route financièrement : c’est le danger qui se profile à l’horizon aussi bien avec l’extrême-droite qu’avec l’extrême-gauche aujourd’hui me semble-t-il.
Etienne Pépin : Eh bien quel débat, mes amis ! C’est vrai qu’on n’a pas fini d’en parler jusqu’au prochain tour des élections législatives, avec beaucoup de questions très profondes qui se posent aussi à nos auditeurs qui sont bouleversés, traversés par des questions existentielles concernant ce vote… à suivre sur RCF !

Merci beaucoup cette transcription d’un débat éclairant… Et quelque peu désabusé et perdu. Que l’Esprit saint les guide !