Connaissez-vous Jean-Marc Jancovici ? C’est un ingénieur, enseignant et conférencier français, spécialisé dans les questions d’énergie et de climat. Créateur du bilan carbone, qu’il a développé pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, et cofondateur de « The Shift Project », un laboratoire d’idées qui s’est donné pour objectif l’atténuation du changement climatique et la réduction de la dépendance de l’économie aux énergies fossiles. Je suis tombé un jour sur une de ses conférences donnée à un auditoire de futurs consultants d’entreprises de high tech et d’énergie (KEDJE) qui m’a absolument convaincu du point de vue scientifique en démontrant par A + B que le système économique actuel de croissance continue, lequel est de plus en plus gourmand en énergies de tous types, va droit dans le mur et la société avec, si on ne le freine pas résolument. Je tâcherai d’en faire un jour le résumé.
Jean-Marc Jancovici est passé récemment (le 10 juillet) sur le plateau de « C dans l’air » sur France 5, un peu après le début d’été caniculaire que nous avons connu. Juin 2025 restera comme un mois de tous les extrêmes : températures records, Méditerranée en surchauffe, incendies énormes au Portugal, en Espagne, en Grèce, au Canada, USA, et même en France (Marseille) et en Allemagne… Parallèlement, d’autres régions étaient touchées au même moment par des inondations meurtrières.
Alors que durant cet épisode calamiteux la plupart des médias s’étendaient complaisamment sur les conséquences de la canicule et les désagréments qu’elle entraînait pour les citoyens-consommateurs, quelques voix (quand même) s’élevaient pour dénoncer les causes du réchauffement climatique et de son accélération irrépressible. On n’a dû guère les écouter, car rien n’a changé dans la pratique et on cherche toujours à augmenter la capacité de production de nos industries européennes en saturant le marché de produits énergivores dans leur conception comme dans leur utilisation. Et maintenant que les températures sont revenues à des niveaux plus normaux, le silence s’est à nouveau installé sur cette problématique du climat, remplacée par la question cruciale des droits de douane imposés par Trump à l’exportation vers les USA (si au moins cela pouvait réduire la pollution et la consommation d’énergie liée au transport intercontinental…) et par divers thèmes comme la nécessité du réarmement, les débats sur la réduction de la dette publique et bien d’autres dossiers « chauds ».
Bref, comme d’habitude, la question du climat est reléguée au second plan, quand elle n’est pas purement ignorée comme le fait la Commission Européenne qui, à l’instar de plusieurs gouvernements, a renvoyé dans un futur incertain les projets de lois visant à réduire la production de CO² pour atteindre les normes fixées par la COP de Paris – on sait d’ores et déjà que le plafond du 1,5° d’augmentation de la température globale est maintenant dépassé et qu’on ne pourra plus revenir en arrière. En France, la récente loi Duplomb, qui réintroduit un insecticide pourtant interdit depuis 2018, soulève des questions sur la cohérence des choix écologiques des gouvernements successifs. Les investissement liés au climat sont en diminution. On a l’impression d’un véritable retour en arrière sur toutes les questions écologiques un peu partout dans le monde, appuyé par un discours qui table sur la perpétuation d’un mode de vie et de consommation qui ne tienne aucun compte des limites que sont celle de la nature, et visant l’accroissement indéfini des richesses liées à son exploitation. Face à la concurrence commerciale de plus en plus tendue, le discours scientifique qui appelle à la modération et au ralentissement est ignoré, et l’on argue généralement chez les responsables politiques que « ce n’est pas le moment ».

Interrogé sur ces questions, Jean-Marc Jancovici a des réponses claires. Pour lui, on dira toujours que « ce n’est pas le moment ». En fait, ce n’est et ne sera jamais le bon moment, parce que tout le système économique est construit sur la croissance continue. Mais pourra-t-il durer longtemps ?
Comme dit Jancovici, avec l’évolution en cours, il faut bien se rendre compte que le record des températures de juin 2025 (qui est le plus élevé jamais enregistré dans l’Europe de l’ouest) ne va pas durer longtemps, il sera battu par un autre record qui lui-même sera battu par un autre et ainsi de suite. Parce que le réchauffement climatique, comme son nom l’indique, est un réchauffement, un processus, et donc cela veut dire que les températures vont continuer de monter. En fait, il faut bien comprendre que le CO² qui est le principal gaz à effet de serre qu’on émet dans l’atmosphère est une espèce qui est chimiquement stable une fois dans l’air. Il ne se dissout pas. Un jour, dit-il, on se prendra 50° en France, comme ça a été le cas à Hilton au Canada (Colombie britannique) qui est à la même latitude que Lille. Malheureusement, les records de cette année sont faits pour être battus. Les scientifiques décrivent comment les choses vont se passer : il y aura moins d’eau disponible, les forêts vont souffrir – c’est déjà le cas, l’agriculture va souffrir et on le voit déjà. C’est l’évolution en cours ; ce qui reste juste possible aujourd’hui, c’est de la tempérer cette évolution c’est-à-dire de faire en sorte qu’elle soit le moins rapide possible et la plus limitée possible, mais il n’y aura pas de retour en arrière ! La Méditerranée qui est passée elle aussi en mode de surchauffe avec 26° température de l’eau le 29 juin, cela a des conséquences pour les espèces qui y vivent et d’autre part cela renforce le potentiel de phénomènes extrêmes parce que quand la mer est très chaude elle peut envoyer beaucoup de vapeur dans l’air et quand cette vapeur d’eau en grande quantité arrive sur les côtes cela peut faire des épisodes pluvieux très intenses et des « Médi-canes » (hurricanes ou ouragans méditerranéens). Tout cela est en train de se dérouler sous nos yeux.
Le discours qui prône une « croissance verte » supportable pour le climat est, selon Jancovici, une chimère. Il explique : « La croissance, c’est l’augmentation de la production de tout ce qu’on a – les biens, les services, les vêtements, les tables, les chaises, les voitures, les autoroutes et les brosses à dents. Pour faire tout cela à partir des ressources naturelles, il faut transformer, et la transformation dans le monde physique elle a une unité de compte, c’est l’énergie. L’énergie, en physique, c’est ce qui compte la transformation. Donc plus vous avez une production économique importante, plus vous allez transformer, plus vous avez utilisé de l’énergie. Plus vous avez utilisé de l’énergie, plus vous avez les inconvénients de cette utilisation de l’énergie. Vous en avez les avantages : vous avez beaucoup de brosses à dents, beaucoup de voitures et beaucoup de machines à laver ; mais vous avez aussi les inconvénients qui s’appellent la pollution, le réchauffement climatique, etc. Et imaginer qu’on va pouvoir produire de plus en plus – c’est-à-dire la croissance, en ayant en même temps de moins en moins d’inconvénients liés à cette production, c’est juste physiquement impossible. Donc il faut ralentir le rythme ! »

« Et la mauvaise nouvelle, continue-t-il, c’est que le rythme, soit on le ralentit nous-mêmes, soit il se ralentira tout seul ; c’est-à-dire qu’à un certain moment, les facteurs limitants de l’environnement vont devenir tellement importants qu’ils vont impacter la production. De ces facteurs limitants de l’environnement, il y a deux grandes catégories : il y a les placards qui se vident et il y a les poubelles qui débordent. Le réchauffement climatique et la pollution, c’est la poubelle qui déborde, il y a trop de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, mais on a aussi des problèmes de placards qui se vident : plus assez de poissons dans la mer, plus assez de forêts parce qu’elles meurent ou sont surexploitées, ce sont des placards qui se vident ; plus assez de ressources métalliques parce que les mines s’épuisent, ça aussi c’est un problème de placards qui se vident… [En fait, on fait toujours comme si les ressources naturelles étaient illimitées, ce n’est pas le cas, on arrive à une limite de tension.] D’une manière générale, l’activité économique vide les placards et remplit les poubelles. Aujourd’hui c’est comme cela que ça se passe. On comprend bien dès lors qu’une activité économique indéfiniment croissante, ça ne passera pas, c’est physiquement impossible. Donc, soit on le modère nous-mêmes, soit à un moment il y aura quelque chose qui s’en chargera pour nous, et à ce moment ce sera beaucoup plus désagréable et en fait, ce « quelque chose qui s’en chargera pour nous » chez nous en Europe, ça a déjà partiellement commencé… »
Jancovici semble faire allusion ici aux catastrophes naturelles, aux pénuries (d’eau, d’énergie et de certaines ressources) mais cela pourrait aussi évoquer les troubles sociaux qui en découleront, avec un chaos économique et financier qui entraînerait de larges pans de population dans une crise inédite et des secousses politiques et sociales mettant à bas tout le système… Le phénomène des « gilets jaunes » pourrait n’être qu’un avertissement. Et le choc migratoire que s’apprête à vivre l’ensemble du continent européen, conséquence lui aussi du réchauffement climatique, ne pourra pas être arrêté par de simples fermetures de frontières. De fait, on a trop considéré les pays du sud comme des placards à piller et des poubelles à remplir de nos déchets : ça aussi ce sera bientôt fini. Selon notre conférencier, la transition va se faire malheureusement dans un contexte chaotique. On agira trop tard, quand les problèmes auront déjà commencé, et à ce moment-là, certains risquent de prendre la plus mauvaise décision en disant: puisqu’on a de toute façon déjà des problèmes, on n’agit plus. Et les problèmes vont encore s’amplifier.
La réflexion de Jancovici est intéressante, parce qu’elle va à l’encontre de tous ceux qui disent : « Non, ne vous inquiétez pas, on va pouvoir continuer de vivre comme avant grâce au progrès, grâce à une nouvelle manière de produire qui serait compatible avec la contrainte climatique… » « En fait, tout ça ce sont des slogans, poursuit l’ingénieur, parce que si vous demandez à ces gens de compter – car tout ça, ça se compte : les nuisances ça se compte, les émissions de gaz à effet de serre ça se compte, la pollution ça se compte en tonnes de substances toxiques qu’on répand dans l’environnement, etc., leurs prétentions ne servent à rien. Produire, transformer avec zéro énergie ça n’existe pas. La preuve qu’on est capable de produire plus avec moins de nuisances qui se comptent, personne ne l’a fait ! Mais, ajoute-t-il, il faut donner de l’espoir, montrer comment conjuguer l’espoir d’un lendemain vivable et la décarbonation. »
Une bonne partie de la contestation aujourd’hui contre les mesures qui sont favorables au climat, en fait, elles proviennent de gens qui disent : « moi, je ne vois pas quelle est ma place dans cette histoire : je ne vois pas quel métier propre je peux faire, je ne vois pas comment je vais pouvoir m’acheter une voiture électrique ou une isolation de logement, comment je vais manger bio parce que je n’ai pas les moyens… bref, je ne vois pas ma place dans ce combat-là. » En fait, à partir du moment où on ne voit pas sa place on ne va pas s’occuper du problème : pourquoi moi je devrais faire des efforts et pas les autres ? C’est très humain comme réaction.
Donc, il faut conscientiser, et inviter le plus de monde possible au débat public. Plus on en parlera, plus on trouvera des solutions ensemble. Si on est tout seul c’est déjà fichu, le système vous a englouti. Cela ne sert à rien d’attendre que les politiques se mouillent (ils ont trop à perdre en mécontentant les électeurs), il faut que cela parte de la base. Et aussi, de l’enseignement, du journalisme… Avec mes petits moyens, j’essaie moi aussi de sensibiliser aux enjeux que j’estime vitaux pour l’humanité.Je partage largement les convictions et le combat de Jean-Marc Jancovici et je vous invite à les approfondir sur son site : https://jancovici.com/
Je n’aime pas traiter quelqu’un de « prophète » car ce vocable traîne une connotation d’ « illuminé » qui n’est certes pas attribuable à Jancovici ; il serait pour moi davantage un guetteur, une sentinelle pour un monde hélas de plus en plus en roue libre… pourvu que son cri ne tombe pas dans le désert !

Et, au fond, pourquoi aurais-je besoin de cinq brosses à dents ?
Le Ploumtion





