ALLONS-NOUS DEVENIR BÊTES ? – Quelques questions sur l’IA et nous  (Le Ploumtion n°20)

Un jour, il y a quelques temps d’ici, alors que je m’étais mis devant mon ordinateur pour écrire un article, je me suis servi de mon moteur de recherche (Google pour ne pas le citer) afin de trouver des correspondances par rapport au thème que je développais et de pouvoir les comparer. À ma grande surprise, j’obtins une page complète avec une réponse détaillée qui faisait la synthèse de la question traitée – comme si j’avais ouvert une encyclopédie – avec ce commentaire : « Cette réponse est fournie par l’IA ; si vous souhaitez continuer avec l’IA, cliquez ici… »

Je venais de faire connaissance en direct avec l’intelligence artificielle (IA). Bien sûr, j’avais déjà rencontré sur le site de ma mutuelle ou ceux d’autres administrations ces gentils robots aux prénoms charmants appelés « Chatbots » qui vous proposent de dialoguer avec eux plutôt qu’avec un employé en chair et en os. À l’essai, ces derniers le plus souvent ne comprenaient même pas la question posée, et donc je m’en étais vite désintéressé. Leur seul avantage était qu’on ne devait pas attendre des plombes au téléphone avant de pouvoir parler à un être humain dans ces services dit publics… Apparemment, les choses avaient évolué très vite !

Aujourd’hui, l’IA semble incontournable dans presque tous les domaines, et d’aucuns parlent d’une véritable révolution, après celle de l’écriture (3 à 4000 ans av. J-C), celle de l’imprimerie (Gütenberg + 1450) puis de l’informatique (XXè siècle) et enfin avec l’internet, l’avènement des réseaux sociaux puis de l’intelligence artificielle qui sont en train de bouleverser complètement notre quotidien. Car les applications de l’IA ne concernent pas seulement, loin de là, le rapport que peut entretenir le particulier avec ChatGPT, Gemini, Microsoft Copilot ou d’autres plus spécifiques comme Character.ai, Perplexity, Claude, ou encore JanitorAI ; elles touchent désormais le monde de l’économie et de l’entreprenariat, du commerce (p.ex. le commerce en ligne : Amazon, Temu, Walmart…), des finances (la bourse, les banques), le secteur de la santé et de la médecine, la création de biens culturels et les loisirs (cinéma, livres…), la recherche et l’enseignement (les étudiants savent pourquoi !), et bien d’autres encore : plus rien n’échappe au déferlement et à l’emprise de l’IA ! Certains se demandent même s’il ne faudrait pas l’utiliser en pastorale, pour l’évangélisation par exemple…

L’IA, qu’on le veuille ou non, est en train de changer le monde. Rien ne semble pouvoir l’arrêter, des serveurs gigantesques traitant des milliards de milliards de données en même temps tournent en continu partout dans le monde, et n’arrêtent pas de la nourrir de nos pensées et savoirs, avec cette capacité qu’ont plusieurs de ces IAs déjà de s’auto-perfectionner et de prendre d’elles-mêmes et avec une rapidité extrême des décisions s’appliquant sans intervention humaine…

Aux gens de ma génération, tout cela apparaît quelque peu effrayant. Aurions-nous avec l’IA fait un pacte faustien ? Allons-nous renoncer à notre intelligence humaine et à notre autodétermination, notre liberté, pour mettre notre destin entre les mains de machines ?

L’IA ne cesse de faire débat. De nombreuses émissions et articles lui sont consacrés, traitant le sujet du point de vue sociétal, philosophique, anthropologique. C’est l’homme, l’humain lui-même qui à terme sera changé, selon certains observateurs ou philosophes (cf. « Homo deus » de Yuval Noah Harari) (1). Bien sûr, on l’avait déjà dit dans le passé de plusieurs autres inventions capitales, mais les questions que pose l’intelligence artificielle à l’humanité sont à la mesure des énormes bouleversements que nos sociétés risquent de connaître et connaissent déjà :

Conséquences sur le marché du travail : « L’intelligence artificielle (IA) pourrait remplacer 80 % des métiers humains » a déclaré début mai le CEO de l’entreprise SingularitytNET Ben Goertzel. Un emploi sur quatre sera touché par l’IA, selon une étude légèrement moins alarmiste de l’OCDE, dont 9 % pourraient être purement remplacés. En volume, Goldman Sachs estime de son côté que 300 millions d’emplois pourraient être remplacés dans le monde. Au-delà de ces chiffres, c’est la structure même du travail et de la formation qui va être transformée…

L’IA va-t-elle dépasser l’humain ? Allons-nous perdre la maîtrise de notre destin ? Allons-nous être dirigés, contrôlés par des machines ? Ce n’est plus tout-à-fait de la science-fiction. Au-delà de certains fantasmes, la confiance aveugle dans les algorithmes qui génèrent les décisions des intelligences artificielles peut mener à des dérapages dommageables pour certaines catégories de personnes qui se verraient par exemple discriminées dans la recherche de l’emploi ou de logement, les prêts bancaires… D’autres débats portent sur la protection de la vie privée et sur la prise de décision algorithmique en matière de justice, par exemple (condamnation, libération conditionnelle…). Selon le philosophe politique Michael Sandel , professeur de sciences politiques à Harvard, « L’IA ne se contente pas de reproduire les biais humains, elle leur confère une sorte de crédibilité scientifique. Elle donne l’impression que ces prédictions et ces jugements ont un statut objectif ». (2) D’autres questions éthiques se posent par exemple lorsque les gens ne peuvent pas facilement faire la distinction entre les robots et les humains. Remettre aux IAs le contrôle et le pouvoir de décision dans les grandes entreprises (voire aux institutions politiques) n’est peut-être pas à l’ordre du jour, mais elles peuvent certainement déjà influencer des tendances et des décisions, comme jadis le faisaient à une moindre échelle les sondages.

-Autre danger évoqué cette semaine dans les pages du Journal Dimanche (Cathobel) : le risque chez les adolescents d’une substitution affective qui transfère sur l’IA prise comme « confidente » les besoins et les questionnements qui habitent ces jeunes dans leur étape de développement. L’IA étant programmée pour chercher à satisfaire en tout son utilisateur, lorsqu’une personne émotionnellement fragile comme le sont les ados lui dit par exemple sa solitude, le robot (en l’occurrence ChatGPT) lui répond : « Tu peux tout me confier, je suis ton ami ; tu peux me joindre jour et nuit » et va lui servir sans nuances des « réponses » toutes faites (algorithmiquement) à des besoins réels, avec une illusion de proximité affective (3). La Mutualité Chrétienne a publié récemment un article interpellant sur ce sujet : https://www.mc.be/en-marche/sante/sante-mentale/quand-lia-devient-confident-une-amitie-sans-faille

Enfin, une question (il y en a une infinité d’autres) qui revient très souvent, surtout dans le monde de l’enseignement : Allons-nous devenir bêtes ? L’intelligence artificielle va-t-elle nous faire perdre l’habitude de travailler et de réfléchir par nous-mêmes ? Déjà l’internet pouvait dispenser d’avoir une certaine culture générale personnelle, puisqu’on pouvait tout trouver sur la toile… Les étudiants ont vite compris le parti qu’ils pouvaient tirer de l’IA : Selon des études, 80% d’entre eux s’en servent régulièrement, même pendant les examens – contre 20% des profs seulement. L’IA peut rédiger en un temps record une thèse de doctorat tout-à-fait potable, et les correcteurs, même aidés par des logiciels anti-fraude, peinent à déceler les contrefaçons. Les enseignants ne peuvent plus non plus ignorer l’intelligence artificiel et son potentiel. C’est comme si chaque étudiant avait accès en temps réel à tout le savoir du monde, avec un outil qui va le lui mettre en forme selon ses besoins. Il y a évidemment un risque quant à l’acquisition personnelle de compétences par les futurs diplômés et la culture de l’effort intellectuel et de la créativité qui entourent et soutiennent la recherche. C’est un danger réel, qui fait dire à Laurent Alexandre, chirurgien urologue et diplômé SciencePo qui vient de sortir un livre au titre provocateur « Ne faites plus d’études – Apprendre autrement à l’ère de l’IA » (ed. Buchet-chastel), que « l’université est complètement à la ramasse par rapport à l’évolution technologique » (4). Pour lui, la formation (dans les écoles, les univs…) est à revoir entièrement : il faut stimuler les élèves à développer leur raisonnement pour poser les bonnes questions à l’intelligence artificielle, leur apprendre à orchestrer l’IA pour grandir, et non pas pour glander. Il n’est pas question d’interdire l’IA (le pourrait-on), mais d’en faire un outil cognitif pour faire mieux avec que sans. Cependant, l’IA en ce domaine risque aussi de renforcer ou de créer des inégalités sociales… [Cf. débat sur LCI avec l’auteur, à lire sur ce lien : NeFaitesPlusDEtudes (transcrit par IA) : je vous recommande fortement d’aller voir, c’est décapant !].

Un certain nombre d’enseignants, de leur côté, avouent leur impuissance face au phénomène de l’utilisation-consommation par les jeunes de l’IA ainsi que des réseaux sociaux qui fonctionnent eux aussi de façon algorithmique. « Comment voulez-vous que je forme les élèves à utiliser les outils technologiques avec du recul et un esprit critique, disait un professeur de morale, alors que je n’ai que deux heures par semaine avec eux et qu’eux, ils passent plus de quatre ou cinq heures par jour sur les écrans ? »  Par ailleurs, on constate de plus en plus que c’est extrêmement difficile de leur faire comprendre l’intérêt d’un texte, l’intérêt d’une discipline. Comment on en arrive là ? « Eh bien, quand vous avez l’habitude à longueur de temps de passer 6 heures de votre journée à scroller et à pouvoir choisir ce que vous voulez, et là vous avez en face de vous quelqu’un qui fait un cours pendant une à deux heures et vous ne pouvez pas le scroller : Le cerveau ne comprend pas, il se met en mode pause. » – Illustration de plus s’il en fallait que c’est toute la façon d’enseigner qui est à revoir… (5)

Bref, pour terminer ma petite réflexion personnelle, la question centrale est donc me semble-t-il : L’intelligence artificielle est-elle au service de l’homme ? Ou bien l’homme pourrait-il devenir son esclave, être manipulé par elle ? Il y a là un enjeu éthique très important. Comme toute création humaine, tout dépend de la façon dont on va s’en servir. L’IA peut être sollicitée pour nous aider dans des enjeux de solidarité, de protection de la nature et du climat, etc. Tout en étant vigilants face à ses dérives possibles, il nous faut sans doute avec des critères de discernement bien établis, nous adapter avec notre intelligence, nos capacités, notre possibilité d’aimer les autres et d’entrer en relation. Je pense que c’est cela un des enjeux : l’homme, l’humain est fait de relations, et c’est notre bien le plus précieux à préserver. Sans elles, nous ne pourrions pas vivre, exister, et aucune machine ne peut les remplacer.

Le pape François dans son message pour la paix en 2024 insistait lui aussi sur le fait que l’information ne doit pas être coupée de sa dimension relationnelle qui implique le corps, l’être dans la réalité, et doit permettre de relayer non seulement des données, mais aussi des expériences et d’appeler à la responsabilité. (6)

C’est à l’homme de décider s’il veut devenir la nourriture des algorithmes ou nourrir son cœur de liberté sans laquelle on ne grandit pas en sagesse. L’intelligence artificielle n’a aucune idée de ce qui est bien ou mal, elle ne s’occupe pas de ce qui est moral ou pas, elle donnera sans état d’âme à celui qui les lui demandera tous les renseignements dont il a besoin pour se suicider ou pour faire un attentat. C’est donc à l’humain et rien qu’à lui qu’il appartient de développer et d’exercer son discernement – afin aussi que l’intelligence artificielle reste un outil au service du bien commun, ç-à-d du bien de tous, de tous les hommes et de leur dignité.

C’est une tâche fondamentale que nous ne pourrons pas éluder.

Le Ploumtion

Rien ne remplace la relation humaine… (Pape françois)

(1) Yuval Noah Harari, « Homo Deus : Une brève histoire de l’avenir » – éd Albin Michel 2017.

(2) Michael Sandel, « Les machines intelligentes peuvent-elles nous surpasser en intelligence, ou certains éléments du jugement humain sont-ils indispensables pour décider de certaines des choses les plus importantes de la vie ? » – The Harvard Gazet (web), 26/10/2020.

(3) Manu Van Lier et angélique Tasiaux, « ‘Ma puce’: quand ChatGPT devient confident des ados – les dangers de l’intelligence artificielle » – Dimanche-Cathobel, 09/11/2025.

(4) Laurent Alexandre et Olivier Babeau, « Ne faites plus d’études – Apprendre autrement à l’ère de l’IA » , éd. Buchet-Chastel 2025. Voir à ce sujet : NeFaitesPlusDEtudes

(5) RCF Radio, débat présenté par Marie-Ange de Montesquieu et Julien Duquennoy in: En quête de sens, « Les enseignants ont-ils raison de craindre l’IA ? » (12/11/2025)

(6) Cit. in : RCF Radio, Etienne Pépin, Les coulisses de l’info, « IA et démocratie : que dit la doctrine sociale de l’Eglise ? »  (08/10/2025). Voir aussi « Dieu n’est pas dans l’IA » selon Isabelle de Gaulmyn, présidente des Semaines Sociales de France, RCF, le 12 novembre 2025.

2 réflexions au sujet de « ALLONS-NOUS DEVENIR BÊTES ? – Quelques questions sur l’IA et nous  (Le Ploumtion n°20) »

  1. Avatar de Anne-ElisabethAnne-Elisabeth

    Merci beaucoup, cher Monsieur l’abbé, pour ces nourrissantes réflexions ! Oui, l’IA (artificielle, oui ; intelligente ???) doit rester un outil, mais, surtout, qu’elle ne supprime pas notre réflexion et, encore moins, notre coeur !

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