« Tueurs à gage » ?

Une phrase certainement maladroite du pape François dans l’avion qui le ramenait dimanche dernier à Rome a fait bondir pas mal de monde, dont évidemment les tenants de la laïcité qui n’ont pas manqué de le tacler dans les médias : Le pape, interrogé par les journalistes qui voyagent avec lui, a comparé l’avortement à un homicide, et a ajouté que les médecins qui s’y prêtent sont, selon son expression, « des tueurs à gage ».

Cela a relancé la polémique sur le sujet de l’interruption de grossesse, d’autant plus que le pape venait d’annoncer l’ouverture de la cause de béatification du roi Baudouin qui avait refusé de signer la loi de dépénalisation de l’avortement.

Il faut bien reconnaître que le sujet divise les chrétiens catholiques eux-mêmes. Tous ne partagent pas cette sorte d’intransigeance de l’Eglise qui met les droits de l’enfant à naître au dessus du droit de la femme à disposer de son propre corps. Cela est perçu dans les milieux féministes en particulier comme un mépris des femmes que l’Eglise voudrait, selon eux, réduire à être des « pondeuses d’enfants » – et le discours du pape à l’UCL Louvain, qui a été très mal compris, a encore renforcé cette impression (Je vous invite à le relire en intégralité sur le site de RCF, il est bien plus profond que les échos qu’on en a donnés).

Partisans comme détracteurs ne font pas souvent dans la nuance, hélas. Et l’on se regarde en chiens de faïence, les ‘pros’ comme les ‘antis’, peu disposés à écouter les arguments les uns des autres.

Le problème du pape, c’est qu’il évolue dans des milieux où il n’est presque jamais contredit, et où il ne risque guère d’entendre d’autres sons de cloche que ceux de la bonne parole catholique. Il ne s’est donc pas méfié, et a répondu à l’emporte-pièce aux journalistes qui n’attendent que ça. Or, la position et le discours de l’Eglise concernant l’avortement est beaucoup plus nuancée que cette espèce de « cri du cœur » d’un pontife sans doute effrayé et profondément attristé par l’avalanche actuelle des avortements chez nous et dans le monde (voir statistiques en bas de page).

On sait tous, et le pape aussi, qu’un avortement, qu’il soit volontaire ou subi, n’est jamais une partie de plaisir pour la femme (et je dirais aussi pour la plupart des médecins pour qui ce n’est pas un simple acte technique banal). Il y a beaucoup de souffrances psychologiques et parfois de déchirements derrière cette décision. Et même si on ne reconnaît pas que l’embryon humain est, comme l’affirme l’Eglise, une personne, qui peut dire que l’acte de supprimer cette vie à naître est un « bien » ? Tout au plus peut-on reconnaître que, dans certaines conditions évidemment, l’IVG est un « mal nécessaire », ou un « moindre mal ». Un mal pour éviter un mal plus important encore… Or c’est souvent sur ces conditions que l’on diverge et s’affronte.

 Il est bon aussi de rappeler qu’en dernier ressort, la décision, le choix appartient à la femme ; cela, même l’Eglise catholique le reconnaît quand elle affirme qu’en matière de morale, c’est en fin de parcours la conscience de chacun qui doit guider les actes. Mais, ajoute-t-elle, la conscience doit toujours être éclairée. Et que la personne qui doit prendre la décision soit accompagnée positivement, humainement, psychologiquement et spirituellement, pour la résolution de son choix ; pas seulement médicalement. Et là aussi on a des divergences d’approche selon les centres auxquels on s’adresse, et qui sont souvent porteurs d’une certaine idéologie « pro » ou « anti ». Trop souvent on vient avec des a priori mentaux pour presque forcer ou pousser la personne, enceinte malgré elle et souvent en détresse, soit à le garder, soit à s’en débarrasser. Rien ne m’énerve plus, par exemple, que certains discours des pro-vita qui argumentent – sans avoir vécu eux-mêmes ce genre de situation – en se servant de photos glauques ou de films d’avortement !  C’est de l’idéologie !  Mais il y a des pressions toutes aussi insupportables de l’autre bord…

Il est sain d’avoir des débats. Il ne faut pas en avoir peur. Surtout quand il s’agit de sujets aussi importants que la vie humaine à son commencement ou à sa fin. Car on touche à ce qui est le plus essentiel ; le respect de l’humain, sa dignité, l’encadrement et le soutien dû aux personnes qui vivent ces situations, en préservant leurs droits et en protégeant les plus faibles. C’est l’honneur d’une société démocratique d’en débattre, à condition que cela se fasse dans le respect des personnes et par des arguments fondés rationnellement et non pas seulement émotionnels. (De ce point de vue, traiter des médecins de « tueurs à gage » est injustifié.) Le rôle de l’Eglise devrait être, en matière éthique, de proposer une « règle générale », comme le fait Jésus dans l’Evangile quand il dit que le divorce (la répudiation) n’est pas un bien – et qui pourrait le contester ? – mais elle devrait davantage laisser les personnes confrontées à ces choix pouvoir prendre elles-mêmes ces décisions sans les juger. Qui sommes-nous pour cela ? N’empêche que nous avons besoin de balises pour éclairer nos choix. 

D’autre part, la loi n’arrange pas tout. Elle n’est d’ailleurs jamais définitive, le point final des discussions. On a le droit de contester une loi si on l’estime injuste moralement. La question de la dépénalisation totale ou celle de l’inscription du droit à l’IVG dans la constitution est délicate, car on supprime ainsi le tabou « Tu ne tueras point », un garde-fou dont le rôle est justement de protéger la vie humaine. Toute vie humaine. Maintenir ce tabou dans un cadre juridique légal n’était pourtant pas incompatible avec des exceptions liées aux conditions par exemple concernant la santé de la mère, la façon dont a eu lieu la procréation (viol, contrainte morale ou autre), et toute autre condition sur lesquelles les législateurs pouvaient se mettre d’accord. Plus délicat encore, la question du moment de la grossesse au-delà duquel l’IVG ne serait plus admis… À partir de quel moment l’embryon peut-il être considéré comme une personne ? L’Eglise dit : dès la conception. Les partisans du droit absolu à l’avortement disent : seulement s’il y a un « projet d’enfant », c-à-d si l’enfant est désiré. Entre les deux positions, totalement contradictoires, il est compliqué de s’accorder.

Je voudrais réfléchir avec vous deux minutes à ce concept de « projet d’enfant ». Justement, l’Évangile de ce dimanche nous donne l’occasion de nous poser la question : Qu’est-ce que c’est, accueillir un enfant ?  Depuis Descartes, la culture européenne a pour projet de nous faire devenir « maître et possesseur de la nature ». Cela déteint sur l’enfant, qui devient « un projet parental » et non un être à accueillir ; une réussite à programmer et non la confiance en une potentialité propre. Une certaine mentalité contraceptive nous a déjà habitué à « faire » un enfant quand nous le voulons, comme on commande sur Amazon. Si ce n’est pas le bon moment, mieux vaut l’éliminer… La peur de l’avenir nous pousse à fabriquer l’enfant à venir : il doit être à l’abri de tout risque, sa voie doit être tracée par le désir parental, la société doit répondre à certains critères pour qu’il s’y insère etc. etc.

Or dans la foi chrétienne, l’enfant n’est pas à faire, mais à accueillir. Le rituel du sacrement de mariage le dit bien dans la question du prêtre aux fiancés : « Êtes-vous prêts à accueillir les enfants que Dieu vous donnera ? »

Accueillir un enfant, c’est le laisser venir à la vie même lorsque les parents ne l’ont pas programmé (évidemment, je ne parle pas du viol !), même s’il est handicapé, même s’il naît en milieu pauvre ou difficile. Faire un enfant, au contraire, c’est le soumettre à un rêve parental, aux critères de réussite et de survie imposés par la mère et/ou le père. Je ne prétends pas, et l’Eglise non plus, qu’il ne faille aucune prévision de la part des parents pour que l’enfant puisse être accueilli dans de bonnes conditions, évidemment, mais c’est une question de mentalité, vous m’avez compris. L’exemple extrême a contrario serait celui de ces femmes de plus en plus nombreuses qui ont sacrifié leur désir d’enfant à leur carrière, et qui une fois arrivées à un âge où normalement on ne sait plus avoir d’enfant, recourent à des technologies médicales très poussées (et lucratives pour les praticiens) pour en « faire » à tout prix, avec en prime des embryons surnuméraires qui pourront servir à la recherche ou dans l’industrie cosmétique.

Dans notre Évangile, Jésus demande d’accueillir le Royaume de Dieu comme on accueille un enfant. Il est alors logique qu’une culture qui accueille peu d’enfants (et on assiste aujourd’hui à une chute vertigineuse de la fécondité dans nos pays – surtout les pays les plus riches) – logique donc qu’une culture qui accueille peu d’enfants s’éloigne d’elle-même de cet Évangile.

Si nous ne savons pas accueillir, mais seulement faire, fabriquer, programmer, ne nous étonnons pas d’être très éloignés du Royaume de Dieu !

Bernard P.

N.B. À propos des enfants qui viennent au monde dans de mauvaises conditions, il est quand même intéressant de constater qu’il n’y a pas toujours une malédiction qui les poursuit toute leur vie : Ainsi, savez-vous que Beethoven était fils d’un alcoolique, brute notoire, et d’une mère tuberculeuse ? Steve Jobs, ce génie de l’informatique, a été abandonné à sa naissance par un père syrien et une mère célibataire.

Plus près de nous, les Jeux paralympiques de Paris 2024 nous ont montré des athlètes étonnants, comme ce nageur brésilien Gabrielzinho né sans bras, mesurant 1,22m, avec deux petites jambes difformes, devenu pourtant triple médaillé or paralympique à Paris… 

Qui peut prétendre maîtriser absolument le destin d’un petit être humain ? Qui peut prédire ce qu’il va devenir ? 

Complément d’info : 

En 2022, le nombre d’IVG en France a atteint 234 300, en augmentation de 7,2 % par rapport à l’année précédente. La même année, le nombre de naissances a décru de 2,2 % pour un total de 726 000 naissances. Cela signifie qu’une grossesse sur quatre (24,4 %) est interrompue volontairement par une IVG.

 SOURCE : Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiquesur drees.solidarites-sante.gouv.fr (consulté le )

Je n’ai pas trouvé de statistiques pour la Belgique, mais les tendances (la proportion) doivent être grosso modo comparables.

2 réflexions au sujet de « « Tueurs à gage » ? »

  1. Avatar de Françoise BonnetinFrançoise Bonnetin

    merci Bernard pour cette étude que tu viens de faire sur le commentaire du pape, qui moi-même m’avait choquée. cela remet l’église au milieu du village, si l’on peut dire… un grand merci

    Françoise

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  2. Avatar de André ThomasAndré Thomas

    Merci à Bernard pour le judicieux commentaire sur les propos du Pape.Ils seront difficile à gommer.Le Malin est à l’oeuvre partout. Cordiales salutations. André Thomas.

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